Fatima
gamine. Elle joue à la poupée. Il n’est pas encore là, le jour où ton père sera dans sa couche !
Abdonaï apparut près d’elle. Il posa son poignet de cuir entre les doigts de Fatima, tandis que, de sa poigne unique, il lui saisissait la nuque. Il dit durement :
— Tu te comportes comme une vulgaire fille. Tu t’évanouis quand tu entends une annonce qui ne te plaît pas. As-tu oublié que tu es un guerrier ? Les guerriers doivent se servir de leur tête. Toi qui te plains sans cesse qu’on ne protège pas assez ton père, que crois-tu que fait Abu Bakr en lui donnant sa fille ? Ton père n’a plus de clan. Abu Talib est mort, Abu Lahab le répudie des Abd Sham et des Hashim, comme ses fils ont répudié tes sottes de soeurs. Muhammad le Messager est aussi seul qu’un oiseau perdu dans le Nefoud.
Abdonaï serra plus fortement la nuque de Fatima, la contraignant à soutenir son regard.
— Abu Bakr accomplit ce que j’attends depuis longtemps. Ce n’est pas Aïcha qui vient dans la couche de ton père, c’est tout le clan Taym, et celui de ‘Othmân. Quand nous rentrerons à Mekka, les serpents pourront siffler, mais il leur faudra retenir leur venin, car sinon la ville sera à feu et à sang. Alors, réfléchis, fille. Et demande-toi sur quoi tu pleures, toi, le premier guerrier de ton père.
Ces mots frappèrent la poitrine de Fatima comme une pluie de pierres. Elle avait encore assez de conscience pour saisir qu’Abdonaï avait raison. La venue de cette Aïcha dans le coeur de son père était aussi inéluctable que l’annonce de l’adoption d’Ali.
La douleur qui lui déchirait la poitrine n’avait rien à voir avec la raison. Elle seule savait d’où elle provenait : Allah la frappait au coeur. Sa Punition était immense, comme Sa Clémence et Sa Miséricorde.
La lame de Sa Toute-Puissance s’enfonçait dans l’amour de Son Messager pour sa fille Fatima. Tôt ou tard, cette lame trancherait cet amour aussi bien qu’une figue.
Qui déciderait, sinon Lui, quelle part reviendrait à celle qui avait fauté ?
On ne jugea pas Fatima en état de se joindre à la prière du soir. Elle se retrouva seule et ne put lutter contre la colère et la rancoeur.
Depuis qu’elle avait entendu l’annonce dans la bouche des servantes : « Aïcha bint Bakr va devenir l’épouse du Messager !», des phrases lui incendiaient le coeur. Elle s’était évanouie pour ne pas les prononcer devant tous. Maintenant, elle ne parvenait plus à les retenir. Elles tournoyaient dans sa tête telle une nuée de criquets insatiables.
Son père l’avait trahie. Abdonaï pouvait bien le défendre et invoquer mille raisons, cela n’y changeait rien. Ali d’abord ! Cette Aïcha ensuite ! Pourquoi son père ne lui avait-il rien dit ? Pourquoi ne l’avait-il pas prévenue ? Pourquoi lui avoir infligé la honte d’apprendre cela par la bouche des servantes ? Pensait-il qu’elle serait insensible ? Voulait-il qu’elle croie qu’il ne se souciait plus de ses sentiments ?
Que signifiait aujourd’hui la phrase qu’il avait prononcée, deux lunes plus tôt, devant la tombe de Khadija : « Fatima est celle que le Seigneur m’a donnée pour que je n’oublie jamais ce qu’est l’amour » ?
Et le choix de cette gamine, la fille d’Abu Bakr, était-ce une provocation ? Chacun savait, et depuis longtemps, qu’Abu Bakr n’aimait pas Fatima. Il se défiait d’elle. Il ne manquait pas une occasion de parler contre elle. Qui sait si, dans son dos, il ne cherchait pas à détourner son père d’elle ?
Abu Bakr ! Al Siddîq, « le Véridique », ainsi qu’il se faisait appeler dans Mekka. Elle le détestait. En voilà un qui, plus encore qu’Ali, voulait à tout prix être le premier auprès du Messager !
Encore et encore, tandis que les autres priaient, Fatima ressassait sa colère. Le venin de l’amertume et de la déception jaillissait de sa poitrine comme l’huile rance d’une jarre brisée. Pour un temps, elle en oublia le poids de la faute qui l’avait anéantie durant la nuit.
Puis, soudain, lui revint la pensée d’Abd’Mrah. Et, avec cette pensée, l’ardent désir que la nuit arrive, qu’elle puisse remonter sur la terrasse et lever les yeux vers le lac aux deux étoiles…
Alors, d’un coup, tout en elle se figea.
Un frisson d’effroi la saisit.
Qu’Allah le Tout-Grand lui pardonne !
Ainsi, elle recommençait.
Oh, Puissant Seigneur !
Pardon,
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