Fatima
Muhammad à passer sur leurs tuniques un gilet matelassé qui amortirait le choc des pierres, si besoin. Et à Fatima, un peu cérémonieusement, à la manière des guerriers partant pour le combat, il avait confié une dague.
Il avait aussi insisté pour qu’elle se munisse d’un petit bouclier rond, ainsi qu’en possédaient les cavaliers de razzia. Muhammad s’y était opposé.
— Je ne vais pas vers eux pour faire la guerre. S’ils nous voient arriver en guerriers, la pensée de la violence leur viendra aussitôt. Et le désir des pierres avec. Ils doivent le voir : je ne m’approche d’eux qu’avec des mots.
Abdonaï avait protesté :
— Je sais ce que vaut le goût des mots chez les paysans comme chez tous ceux de Ta’if !
Muhammad s’était montré inflexible.
En vérité, aucun des trois n’en doutait : ils ne seraient pas les bienvenus. Longuement, durant la prière de l’aube, Muhammad avait demandé à son Rabb de lui insuffler courage et patience sous les insultes, tout autant que l’habileté des mots qui convainquent.
Cependant, dès qu’ils posèrent la semelle de leurs sandales sur la terre des jardins, cela commença.
Ils s’avancèrent en direction d’une troupe nombreuse ployée sur un long champ de fèves. À leur approche, deux ou trois paysannes les reconnurent. Presque aussitôt jaillirent les cris et les moqueries. Une femme âgée gesticula, secoua son corps lourd.
— Ne gâche pas notre travail, diseur de malheur ! hurla-t-elle d’une voix grinçante. Garde les maléfices de tes djinns pour toi !
Ce fut comme si elle avait lancé un ordre aux enfants. Ils se mirent à sautiller, à tournoyer comme des fous autour de Fatima, la provoquant à force de grimaces, de gestes obscènes et d’insultes. Livide, prête à empoigner sa dague, elle faisait de son mieux pour ne rien entendre, ne pas croiser leur regard.
Muhammad avançait à grandes enjambées entre les sillons récoltés. À vingt pas d’un groupe de femmes, il s’immobilisa. Il n’eut pas le temps de parler. Deux hommes, des jeunes qui charriaient les doubles couffins des récoltes jusqu’aux ânes, s’approchèrent en criant :
— Ne reste pas là ! Va-t’en, le Mekkois !
Ils crachèrent dans la terre, juste devant les sandales de Muhammad.
— Sors de notre champ, ou tu seras traité comme un voleur ! C’est ce que tu es. Un voleur de dieu. Tu ne perds rien pour attendre ! La déesse Al’lat t’écrasera !
Muhammad demeura impassible, patient. Quand il leur répondit, sa voix comme ses gestes parurent étrangement lents. Il dit, presque en souriant, son regard s’arrêtant sur chaque visage :
— Un jour, celui qui a commis une once de bien le verra. Celui qui a commis une once de mal le verra aussi [10] .
Son calme les surprit. Les fit hésiter. Sur le même ton Muhammad ajouta :
— Qu’Allah le Tout-Puissant vous soit Clément et Miséricordieux.
Et il se détourna sans insister. Il souleva le bas de sa tunique pour franchir un sillon, puis un autre. Fatima réagit avec un peu de retard. Elle dut sauter par-dessus le vert tendre des fèves pour le rejoindre. D’un regard, il lui ordonna de demeurer aussi paisible et imperturbable que lui.
Les enfants déjà les coursaient, reprenaient leur charivari. Fatima se retourna. Abdonaï était bien là, à une vingtaine de pas derrière eux, massif, puissant, vigilant. Les enfants se tenant à distance de lui.
Tous, ils se dirigèrent vers le chemin qui cernait le jardin. Quand ils y posèrent le pied, Abdonaï agita son bâton ferré en direction des enfants :
— Fichez le camp, sale engeance !
La plupart obéirent. Malgré la peur qui se lisait sur leurs traits, quelques-uns voulurent faire les malins, se moquer encore. En arrière, dans les sillons de fèves, les femmes les suivaient des yeux. Quelques-unes se mirent à rire. D’autres levèrent le poing. Les hommes observaient sans bouger.
Les champs se jouxtaient. Ils n’eurent pas à aller loin pour trouver un nouveau jardin. Les cris du premier champ avaient prévenu les paysans du second. Aussi, dès leur apparition, les enfants les cernèrent, grimaçant comme des singes, braillant des insultes.
Abdonaï, qui avait rejoint Muhammad et Fatima, dit :
— Saïd ! À quoi bon ? Messager ! Ils ne te laisseront pas placer un mot. Ils n’ont aucun courage. Ils envoient leurs mioches cracher sur toi. Tu deviens un grand amusement pour eux. Ça
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