Fatima
‘Abdallâh !
Parmi eux, on trouvait toujours quelqu’un des clans d’Abu Sofyan ou d’Abu Lahab pour les exciter dans l’espoir qu’ils en viennent à lever une pierre ou un bâton.
Abu Bakr et Al Arqam s’inquiétaient terriblement de ces provocations. Ils pressaient Muhammad de renoncer à sa prière du soir dans l’enceinte de la Ka’bâ.
— Ils finiront par trouver un vrai fou prêt à tout, prédisait Abu Bakr en se tordant les mains.
— Si Allah le veut, répliquait sèchement Muhammad. Si, dans Sa Clémence et Sa Miséricorde, Il le juge utile.
— Laisse-moi au moins te faire accompagner par plus de serviteurs, suppliait Al Arqam. S’ils deviennent violents, ta fille n’y suffira pas.
Muhammad refusa :
— Mettre du nombre entre eux et moi les énervera davantage. Ils seront comme des hyènes qui reniflent la blessure de leur proie. Leurs persiflages ne me blessent pas. Et ma fille suffit grandement. Elle sait ce qu’elle doit faire.
Cependant, plus tard, tandis qu’ils marchaient côte à côte dans les ruelles, il dit à Fatima :
— Quand tu devines que leur rage monte et peut les submerger, quand tu sens que les insultes et les rires ne leur suffisent plus, évite leurs regards. Montre-toi humble. Ne crispe pas les doigts sur ton bâton, ne te raidis pas. Ces gens-là ne sont pas des puissants de Mekka. Ils ne possèdent pas l’arrogance de ceux qui se croient toujours les plus forts. De nous voir humbles et sans peur, voilà qui les trouble plus que tout.
Fatima n’avait qu’à observer son père pour comprendre qu’il avait raison. Lorsqu’un déluge de sarcasmes pleuvait sur lui, il fermait les paupières et priait comme s’il était seul. Les moqueurs et les agresseurs n’étaient jamais longs à perdre patience et à s’en aller. Parfois, dès qu’ils braillaient leurs obscénités, Muhammad leur tournait le dos. Une manoeuvre que Fatima détestait. Jamais le dos de son père ne lui semblait aussi fragile, et jamais les imbéciles aussi capables du pire ! Au moins, tant qu’elle se tenait là, avec son bâton ferré qui lui transmettait la force d’Abdonaï, les païens détournaient leur rage du Messager. C’était elle qu’ils abreuvaient de railleries :
— L’impuissant ! gueulaient-ils. Il se cache derrière sa fille pour se protéger ! Ce n’est pas un homme.
— Déjà, il a une seule épouse ! Une gamine de six ans ! Et voilà ce qu’il trouve comme combattant : sa fille qui se conduit comme un garçon.
— Un prophète sans couilles et un dieu dégénéré, c’est ce qu’ils sont, cet Allah et lui !
Tout de même, quand les injures duraient trop, Muhammad abandonnait sa prière. Il se relevait et prenait tranquillement la main de Fatima.
— Viens, rentrons, disait-il.
Ils marchaient droit sur les provocateurs qui, étrangement, leur livraient passage en silence.
La première fois, Fatima avait protesté. Muhammad ne devait pas quitter la Ka’bâ pour elle !
— Je peux supporter leurs insultes, lui dit-elle. Mes oreilles en ont déjà entendu beaucoup.
— Et moi, je peux prier dans la cour d’Al Arqam sans que l’air au-dessus de ma tête soit souillé, avait répliqué son père.
Sur l’esplanade de la Ka’bâ, alors qu’on allumait les torches et qu’il lui tenait toujours la main, il avait ajouté :
— À un moment, il faudra leur céder la place. La Ka’bâ est ensevelie sous leurs ordures. Cela aura une fin, et il faudra alors venir la purifier. Le doute les atteindra quand leur haine leur retombera dessus telle la grêle de pierres dans le désert. Allah y veillera. S’ils devaient porter la main sur toi, toi qui es la chair de ma chair, il me faudrait porter la main sur eux. Rien ne m’en empêcherait, mais mieux vaut ne pas en arriver là. Je ne veux pas contrarier les plans de notre Seigneur Tout-Puissant.
Jamais, et de toute sa vie, Fatima n’oublia cet instant et ces paroles. Elles se coulèrent dans son sang comme l’ivresse même du bonheur.
Mille et mille fois, elle se revit sortant de la Ka’bâ, une main tenant son bâton ferré, l’autre nouée à celle de son père.
Mille et mille fois, elle en vint à louer les provocateurs qui avaient permis que l’amour du père pour la fille et de la fille pour le père circule si parfaitement.
Grande était la leçon : la Clémence et la Bonté d’Allah pouvaient advenir par les chemins les plus détournés et les plus inattendus. Le
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