Faubourg Saint-Roch
se promena sur les pelouses du nouvel
hôtel de ville.
— Tout de même, c'est un bel emplacement, commença l'homme.
— Crois-tu pouvoir acheter un grand édifice comme celui-là ?
— Avec le prix que j'espère obtenir de la maison de la rue Saint-Dominique et le petit pécule d'Euphrosine, cela donnera un excellent point de départ. La banque fournira le reste.
— Tu comptes appeler le commerce «Chez Picard l'aîné » ?
L'homme secoua la tête, amusé, puis déclara :
— Comme je te l'ai déjà expliqué, simplement «Alfred». Je me ferai un prénom.
— J'ai peur, confia Marie en se mordant la lèvre inférieure. Si cela échouait...
— Mais si cela réussissait ?
Les années passées n'avaient pas donné à Marie beaucoup de motifs d'être optimiste. Peut-être le moment était-il venu de cultiver une nouvelle attitude.
— Allons manger, conclut-elle enfin. Depuis le temps que tu me parles du Château Frontenac, je me ferai ma propre idée.
La promesse d'un dîner à cet endroit datait du jour de leur mariage. Le temps était venu d'exposer la petite orpheline aux splendeurs de la Haute-Ville.
Au moment où Alfred et Marie cherchaient un fiacre à la sortie du Château Frontenac, Elisabeth Trudel arrivait à son tour à la Haute-Ville. Même après y avoir habité pendant plusieurs années, le chemin pour se rendre au couvent des ursulines ne lui était guère familier. Un passant croisé dans la rue Saint-Jean lui suggéra de remonter Saint-Stanislas jusqu'à Sainte-Anne. Bientôt, les grands murs apparurent sous ses yeux pour la première fois sous leur vrai jour. Il s'agissait d'une immense prison où les femmes choisissaient de s'enfermer pour toujours.
La préceptrice emprunta la rue Desjardins pour accéder à la petite impasse Donaconna. A la sœur converse qui se tenait à la porte, elle expliqua :
—Je voudrais voir la mère supérieure. Je lui ai écrit pour obtenir une entrevue.
— Aujourd'hui, c'est jour de parloir. Je ne peux vous y conduire.
— Je connais très bien le chemin, Ma Sœur.
L'autre l'examina plus attentivement, avant de murmurer, étonnée :
— La petite Trudel? Jamais je ne vous aurais reconnue, sans le timbre de votre voix.
La religieuse l'examina des pieds à la tête, surprise de la métamorphose. La jeune femme avait gagné en maturité physique. Surtout, la robe et la veste de velours bleu se révélaient si différentes de l'uniforme élimé qui avait été son lot pendant tout son séjour en ces murs.
— C'est bien moi. Je peux y aller?
— Personne ne m'a rien dit, mais je suppose que oui.
Elisabeth traversa le parloir, où des élèves tenaient à voix
basse des conversations avec leurs parents. Pendant l'année
scolaire, les sorties des couventines demeuraient rarissimes. Cependant, elles pouvaient recevoir leur famille une heure ou deux le dimanche. Ces visites n'étaient fréquentes que pour celles qui venaient de la ville. Certaines fillettes ne voyaient aucun de leurs proches entre septembre et juin.
Les longs couloirs lui paraissaient maintenant plus étroits, plus lugubres aussi. Les quelques écolières croisées sur son chemin lui jetaient des regards curieux. Elle reconnaissait certaines d'entre elles, mais ne désirait guère entamer une conversation.
Elle frappa à la porte de la directrice, attendit une invitation avant d'entrer.
— Mademoiselle Trudel, je vous reconnais à peine.
— Pourtant, c'est bien moi, Ma Mère.
La religieuse demeurait un peu interdite, debout derrière son bureau. Après un long moment, elle ajouta finalement:
— Asseyez-vous. En réalité, je ne pensais plus vous revoir. D'après ce qu'Alice m'a écrit...
Élisabeth aurait dû s'y attendre : les amies de pensionnat correspondaient toujours. Joséphine devait se charger de faire sortir et entrer les missives dans la chambre de la malade.
— Je ne sais pas ce qu'elle peut vous avoir dit à mon sujet, mais il y a un peu plus de dix mois maintenant, vous me donniez votre parole que je pourrais entrer au noviciat dans un an. Aujourd'hui, je viens vous réitérer ma demande.
— ... Vous me voyez tellement surprise. Je croyais que... vous aviez changé d'avis, compte tenu de votre nouvelle situation.
— Ma Mère, je vous le répète, je ne sais pas ce que madame Picard vous a communiqué comme information. Toutefois, sans
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