Faubourg Saint-Roch
À quelle heure cela se terminera-t-il? Les enfants sont jeunes...
Ceux-ci suivaient la conversation, curieux de connaître les projets de leur père. En se levant, celui-ci expliqua :
— Je suis enclin à me rendre au Pavillon des patineurs. Nous aurons certainement droit à quelques discours, puis un orchestre permettra de danser. Laurier sera certainement là pour célébrer sa victoire.
— Vous croyez que ce sera... convenable pour eux?
— Nous reviendrons tôt. Au pire, vos protégés auront congé demain matin, et vous aussi par la même occasion. L'événement est important, ils s'en souviendront toute leur vie.
La jeune femme acquiesça d'un signe de tête en prenant sa tasse de thé pour la porter à ses lèvres.
Les Québécois se plaisaient à appeler cette vieille institution le Pavillon des patineurs pour mieux se l'approprier quand l'envie leur prenait de donner un visage plus familier et français à leur ville. Le Skating Ring se trouvait juste à l'extérieur des murs d'enceinte, rue Grande Allée, à côté du Manège militaire et à peu près en face du parlement.
Vers sept heures, Napoléon Grosjean arrêta la voiture de son patron devant la grande bâtisse aux murs de brique, au toit arrondi. Pendant tout le trajet, dans l'espace exigu du véhicule, Elisabeth avait tenu Edouard sur ses genoux alors que sa sœur préférait ceux de son père.
Dans la bâtisse un peu sombre et poussiéreuse, les militants de la Société Saint-Jean-Baptiste de Québec avaient accroché des bouquets de feuilles d'érable un peu partout, de même que de nombreux drapeaux tricolores. Bien sûr, quelques Red Enseign britanniques rappelaient que les Canadiens français ne reniaient pas encore leur appartenance à l'Empire.
— Comme c'est grand, murmura Eugénie en levant les yeux vers le plafond.
L'immeuble s'étendait sur plus de cent pieds de profondeur et une cinquantaine de largeur. Tout l'hiver, une couche de glace sur le plancher permettait aux patineurs de tourner en rond au son de la musique de quelques artistes qui compensaient la modestie de leur talent par un enthousiasme communicatif. En été, les planches nues étaient plutôt propices à la danse, des valses aux quadrilles.
Au moment de l'entrée des Picard, les musiciens se tenaient un peu à l'écart de la scène, leurs instruments à la main, alors que Laurent-Olivier David, l'inévitable maître de cérémonie, commençait:
— Mesdames, Messieurs, cette année, en ce jour de la fête nationale des Canadiens français, nous avons une raison supplémentaire de nous réjouir. Voici le nouveau premier ministre du Canada, Wilfrid Laurier.
Une salve d'applaudissements accueillit le héros sur la scène. Celui-ci commença:
— Trois cent soixante-deux ans après que Jacques Cartier ait exploré le golfe Saint-Laurent et donné à la France un continent entier, je suis heureux que pour la première fois un Canadien français atteigne enfin la plus haute fonction de ce pays. Je souhaite être à la hauteur de la confiance que vous m'avez accordée. J'arriverai à en être digne...
Aucun politicien digne de ce nom n'hésitait à chanter ses propres louanges. Laurier se livrait à l'exercice avec un réel talent même si, ce faisant, il truquait un peu la réalité. Des décennies plus tôt, les Lafontaine, Morin et Cartier avaient aussi occupé le poste de premier ministre. Bien sûr, ce n'était pas encore dans le cadre de la fédération canadienne...
Bientôt, le politicien invitait tous les candidats libéraux de la région, élus ou défaits la veille, à le rejoindre sur la scène pour recevoir une véritable ovation. L'initiative eut l'heur de déplaire aux conservateurs présents sur les lieux, écœurés de voir un politicien pervertir la fête nationale à des fins partisanes.
Un moment plus tard, le groupe quittait l'estrade sous les applaudissements, les musiciens reprenaient leur place. Après que les cuivres eurent lancé des sons un peu cacophoniques, le chef d'orchestre guida les premières mesures de la pièce de Calixa Lavallée. De multiples voix sans aucune unité, la plupart sonnant horriblement faux, entonnèrent PO Canada. Le poème composé en 1880 par le juge Adolphe-Basile Routhier ouvrait et fermait depuis ce temps toutes les activités de la Société Saint-Jean-Baptiste, comme celles de toutes les associations nationalistes des francophones.
— Picard, heureux de
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