Fausta Vaincue
trois verres et vida le sien d’un trait. Jacques Clément posa ses lèvres sur les bords de son verre et le laissa presque plein : c’était un buveur d’eau… Cependant, ses yeux pâles étaient animés d’une espèce de cordialité rayonnante.
– Ce vin réchauffe le cœur, dit-il. Mais bien plus encore mon cœur se dilate près d’un ami tel que vous, chevalier. Vous le dirai-je ? Dans ma triste vie, dans mes moments de désespoir, quand je me sentais si seul au monde, c’est à vous que je songeais. Peut-être ne s’est-il pas passé une journée sans que votre sourire que j’évoquais ne soit venu me consoler. Moi qui ne portais dans mes souvenirs ni l’image d’une mère ni celle d’un père, il me semblait que vous aviez été pour moi comme un grand frère, et je vous revoyais toujours tel que je vous vis jadis… Vous souvenez-vous du jour où je fabriquais des aubépines en papier et où vous vous êtes arrêté près de moi ?
– Certes ! fit Pardaillan ému et assombri de redescendre ainsi tout à coup dans son passé.
– Vous m’avez encouragé… puis, je vous ai revu le jour terrible… le jour où vous m’avez montré la tombe de ma mère ; et de ce jour-là, vos traits sont gravés dans mon cœur… Savez-vous que vous avez à peine changé ? continua le moine en examinant affectueusement le chevalier ; ce sont toujours les mêmes yeux de bonté claire et d’audace, c’est toujours ce même rayonnement de physionomie qui fait qu’il est impossible de vous oublier… Aussi, dans l’auberge du
Pressoir de fer,
je vous ai aussitôt reconnu, j’ai reconnu l’homme qui avait essayé de sauver ma mère.
Jacques Clément frissonna, saisit la main du chevalier, et ajouta d’une voix grave :
– Dans cette nuit qui est sans doute une des dernières de ma vie, la dernière peut-être, si près de l’heure où un événement terrible va s’accomplir, c’est une étrange rencontre que celle-ci ! C’est la volonté de Dieu que j’aie eu cette dernière joie de rencontrer le seul homme au monde qui soit pour moi toute la famille de mon cœur !… Pardaillan, mon cœur tremble, pleure et frissonne à évoquer celle que j’ai tant aimée et que jamais je ne connus ! Pardaillan, mon cœur crie malheur à ceux qui ont tué ma mère ! Pardaillan, versez-moi de la joie et de la haine en me parlant une dernière fois de ma mère !…
– Oui, vous ne l’avez jamais connue, fit Pardaillan pensif ; et qui sait si de là ne vient pas cet amour que vous conservez à sa mémoire !
– Je sais ce que vous voulez dire, grommela le moine en pâlissant. Je vous dis que j’ai confessé l’une des femmes de la vieille Catherine ! Je vous dis que j’ai su toute la vie de ma mère… et ses crimes !
– Alice ne fut pas criminelle, dit gravement le chevalier. Elle fut malheureuse, voilà tout !
– N’est-ce pas ? s’écria le moine radieux. N’est-ce pas que ce n’est pas à ma mère qu’incombent les fautes qu’elle commit ?…
– Certes !… La vieille Médicis fut seule coupable. Quant à votre mère, martyre d’un amour, prise dans l’alternative ou d’être méprisée par l’homme qu’elle adorait ou de tuer ce même homme, sa vie fut une admirable défense ! Ce qu’elle dépensa de force et d’esprit pour lutter contre Catherine n’est pas supposable. Ce qu’elle souffrit dépasse les châtiments les plus cruels… Elle repose en paix au fond du cimetière des Innocents… Paix donc, paix et repos à cette mémoire !…
Pardaillan se découvrit d’un de ces gestes où il y avait comme une inconsciente emphase. Le duc d’Angoulême frissonnant l’imita. Jacques Clément avait rabattu son capuchon et on l’entendait sangloter doucement. Ce fut une de ces scènes d’où se dégagent de profondes et larges émotions.
– Pardaillan, reprit le moine au bout de quelques minutes, je comprends votre pensée. Vous ne voulez pas dire au fils ce que fut la mère, et vous ne voulez pas mentir. Ainsi, sur cette tombe du cimetière des Innocents où vous m’avez conduit par la main, c’est encore un regard de pitié que vous laissez tomber…
– Nulle femme au monde autant qu’Alice de Lux ne mérita la pitié, dit Pardaillan.
– Ne parlons donc plus de ce qu’elle fut. Mais vous pouvez tout au moins me dire comment vous essayâtes de la sauver…
Pardaillan secoua la tête.
– Le passé est mort, dit-il sourdement. Mort
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