Fausta Vaincue
dominé l’Italie ; par son père Alexandre, elle a dominé la chrétienté. Ce palais qui vous apparaît bien triste et bien abandonné, qui ressemble à la tombe d’une gloire défunte, était alors le centre des plaisirs et de la toute-puissance ; la mélodie des violes s’y faisait entendre, une armée de serviteurs animait ces salles désertes, la foule des courtisans, des princes, des ambassadeurs de tous pays, des monarques mêmes, passait sous ces lambris ; de cette salle, Lucrèce faisait trembler le monde… que reste-t-il de tout cela ? des ombres qui vivent dans mon imagination. Le soir, solitaire, j’aime à parcourir ces pièces immenses où la fille du pape, la sœur de César, plus papesse et plus princesse guerrière qu’ils n’étaient pape et capitaine, promenait sa rêverie somptueuse parmi les parfums des fleurs rares, tandis que les plus illustres, les rois des arts, les génies de la guerre s’inclinaient sur son passage et mendiaient un de ses sourires. Quelle vie enivrante c’eût été là, si j’avais pu, moi aussi, monter au faîte de la puissance, et si, sous la protection d’une épée invincible, d’un homme fort et brave entre les hommes, j’habitais ce palais en souveraine redoutée, non en proscrite qui se cache !…
Fausta, en parlant ainsi avec une sombre mélancolie, avait pris place dans un fauteuil et, d’un signe, avait invité Pardaillan à s’asseoir également.
– Madame, dit le chevalier, il me semblait que les terribles expériences que vous venez de faire au-delà des Alpes avaient dû pour toujours arracher de votre pensée ce levain d’ambition qui vous ronge et vous tuera. La vie si compliquée, si rude, si hargneuse et méchante aux esprits despotiques est au contraire si facile et si douce à ceux qui ont bien voulu s’apercevoir qu’il n’y a rien de bon et de beau hormis le plaisir de vivre, je veux dire de prendre la vie pour ce qu’elle est : un court passage d’un être parmi d’autres êtres. A quoi bon se tant démener pour dominer, c’est-à-dire pour faire le malheur des autres ? Je m’arrête, madame : j’aurais l’air de prêcher. De tout ce que vous venez de dire, je ne veux donc retenir qu’une chose : c’est que vous êtes ici, vous cachant, et proscrite… Je croyais que vous aviez fait votre paix avec Sixte ?
Fausta secoua la tête avec une amertume désespérée.
– Entre Sixte et moi, dit-elle, c’est un duel à mort. J’ai cru un moment que tout était fini. Chevalier, écoutez-moi bien, car ce sont des paroles définitives que nous allons échanger. Tant que j’ai été en France, donc, depuis Blois, j’ai cru que je marchais à une vie nouvelle. Je me suis dit qu’un abîme s’était creusé entre mon passé et mon avenir. Mais, en mettant le pied sur la terre d’Italie, j’ai compris que j’étais toujours la petite-fille de Lucrèce et que je ne pouvais rien oublier. Vaincue, soit, je l’ai été ! Vaincue surtout parce que vous vous êtes trouvé sur mon chemin… Mais si vous n’étiez plus contre moi ! Si vous étiez avec moi ! Si je pouvais faire passer en vous le feu qui me dévore !… Oh ! je recommencerais la lutte… je la voudrais acharnée, impitoyable, et cette fois je serais victorieuse…
Fausta s’arrêta un instant comme pour attendre un mot, un signe d’approbation. Mais Pardaillan demeura glacial. En lui aussi, l’illusion était détruite. Sur le pont de Blois, il avait eu l’impression que Fausta redevenait une femme… et il se heurtait à la statue qui, en s’appuyant sur lui, pouvait l’écraser.
– Quant à Sixte, reprit Fausta, même si j’avais pour toujours renoncé à la lutte, il n’aurait pas, lui, renoncé à sa vengeance. Vous êtes-vous demandé pourquoi je ne vous ai pas attendu à Florence ?
– Je ne me suis rien demandé, madame, vous m’attendiez à Rome je suis venu à Rome… j’eusse été au bout du monde.
Si Fausta avait bien connu Pardaillan, cette banale hyperbole lui eût justement démontré la froideur du chevalier. Mais tressaillant de joie, elle continua d’une voix ardente :
– Si ce que vous dites est vrai, je puis espérer encore. Nous pouvons ensemble, accomplir de grandes choses. Mais sachez d’abord que si j’ai quitté Florence où je vous attendais, c’est que j’y étais traquée par les sbires de Sixte. Non, cet homme n’a pas renoncé à la haine que je lui inspire. Sur le bord de la tombe, il
Weitere Kostenlose Bücher