Fidel Castro une vie
de la Révolution cubaine », selon l’expression en usage à La Havane – qui osent observer que le roi est nu. Dumont met le doigt sur les erreurs économiques, Karol sur la déviation militariste du régime. Dans un discours pour le centenaire de Lénine, le 24 mars 1970, Fidel entreprendra de disqualifier tous les intellectuels non inconditionnels.
Cuba n’est plus qu’une main crispée sur une machette. « Le devoir de tout révolutionnaire est de sortir du sous-développement », énonce Fidel. « Pas une livre de moins » que les dix millions de tonnes, adjure-t-il encore le 10 février. Il ajoute : «
Palabras de Cubano
». « Parole de Cubain » devient le slogan qu’on répète. Finies les interminables conversations nocturnes avec les visiteurs : le
Lider
est tous les matins à la canne, quatre heures en moyenne ; il en coupera cent cinquante-quatre tonnes. Pour quelques mois, la
zafra
est une mystique. Elle remplace celle de la « révolution dans toute l’Amérique latine », qui avait exalté les années 1960. Y arriveront-ils ? se demandent les journaux. Certains commencent à entrevoir que, succès ou pas, il faudra imaginer un « après », et il ne pourra pas être fait de chiffres ronds lancés pour frapper les imaginations. Il faudra « reconstituer le capital de confiance émoussé au fil de promesses non tenues », note Karol.
En février, Fidel assure encore que les dix millions de tonnes seront atteintes : « engagement d’honneur ». Tous les jours,
Granma
publie les chiffres région par région. Chaque étape est saluée par un concert de sirènes : le premier million ; un autre million tous les dix-sept jours, a-t-il été calculé ; les sept millions, record de la Révolution ; les sept millions deux cent vingt-cinq mille tonnes, record de tous les temps. Quelques jours plus tard, pourtant, le 19 mai, Fidel annonce aux centainesde milliers de Cubains réunis sur le Malecón : « C’est très dur… C’est une douleur… Cela touche l’honneur et la dignité… Nous ne dépasserons pas les neuf millions de tonnes. » Il ajoute : « La critique retombe sur nous tous. » Et de noter à tout hasard : « Ce serait le moment psychologique pour attaquer notre pays. » Il est vrai que Richard Nixon, ennemi juré de Fidel depuis leur rencontre d’avril 1959, gouverne à Washington depuis le 20 janvier 1969.
Les soucis intérieurs de Fidel commencent avec l’annonce officielle de l’échec de la
zafra
. Le 1 er juillet, la Confédération des travailleurs cubains, docile depuis dix ans, s’élève contre la « durée excessive » du travail, les « méthodes erronées » de dirigeants et les « sacrifices excessifs demandés aux ouvriers ». Cette fronde-là ne pourra guère être réduite par un discours sur la « contre-révolution » ou « l’impérialisme ». Donc, le 6 juillet, Fidel limoge le ministre du Sucre, Francisco Paredón, bouc-émissaire tout désigné. Il le remplace par Marcos Lage, vice-recteur de l’université de La Havane – premier d’une cohorte de technocrates qui se substitueront tout un temps à des « politiques » peu compétents de la première décennie.
L’heure du compte rendu à la population survient ponctuellement le 26 juillet. L’hôte d’honneur, ce jour-là, est le numéro 1 bulgare Todor Jivkov. « Nous payons les conséquences de notre ignorance », déclare tout de go Fidel devant une foule plus maigre que d’ordinaire. Le chiffre final de la
zafra
est de huit millions et demi de tonnes – plutôt huit selon les experts étrangers. Mais qui est ce « nous » ? Pas le peuple, « magnifique ». Mais « les chefs » : « Nous devons admettre notre responsabilité, la mienne en particulier. » Il ajoute : « Vous êtes en droit de réclamer mon départ. » Mais il précise aussitôt : « Ça ne résoudra pas le problème. » Contrairement au pronostic de certains observateurs, il n’y aura pas, cette fois, comme en juillet 1959, de fausse sortie. La clameur pour le rappel serait d’évidence moindre, et c’est là une comparaison que le
Lider
n’entend pas risquer.
Alors que s’est-il passé ? Cuba, explique Fidel, n’a pas été « capable de livrer bataille sur tous les fronts : le sucre, l’agriculture et l’industrie ». Le manque de coordination des transports a désorganisé l’approvisionnement des centrales sucrières etl’insuffisance de main-d’œuvre n’a pas permis de pallier les retards dans la modernisation
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