Fidel Castro une vie
rendre à Fidel la monnaie de sa pièce en l’insultant : « C’est un hors-la-loi international. » Son ambassadeur à l’ONU, Patrick Moynihan, traite les Cubains de «
gurkhas
[mercenaires] de l’Union soviétique ». La presse du Midwest parle des « communistes-cigare-au-bec ». Quant aux grands quotidiens, ils pensent que les soldats de Castro sont de « la chair à canon » pour Moscou. Les Européens, eux, toutes orientations confondues, semblent considérer que la victoire du MPLA, même de la façon dont elle a été acquise, est opportune.
Une sorte d’intuition informulable existe ainsi dans les pays développés de part et d’autre de l’Atlantique que tout n’est pas contraire à leur intérêt dans la présence cubaine en Afrique. Le « pouvoir pâle » de Rhodésie n’est pas défendable à terme, et de fait il s’effacera quatre ans plus tard. En Namibie, le colonialisme n’est plus tenable. Et encore moins l’Afrique du Sud de l’Apartheid, qui en est le soutien : un champion plus décent dans la région eût certes mieux valu. Aux délégués du congrès du PCC qui s’apprêtent à le consacrer Premier secrétaire, Fidel justifie son action : « C’est de l’Afrique que vinrent dans notre pays, comme esclaves, beaucoup de nos ancêtres. » Ainsi Cuba n’est-elle pas seulement « un pays latino-américain, mais aussi latino-africain ». La formule fera fortune.
L’idée, elle, a d’évidence longtemps rôdé dans l’esprit de Fidel avant de jaillir ainsi de son
logos
inventif. Elle est plus complexe qu’il n’y paraît. On ne saurait la réduire au maquillage d’une opération de force. L’île de Castro est, en effet, officiellement métissée à 40 %, et en fait davantage. Or, l’intégration des Cubains de couleur ne va pas de soi. Castro lui-même a mis du temps à prendre conscience de l’existence d’un problème. A-t-on assez observé que, dans
L’Histoire m’absoudra
, sa bible, le héros malheureux de l’attaque de la Moncada ne mentionne pas l’existence d’un « problème noir » ? Fidel n’a pas de préjugé racial et, comme avocat, il a d’ailleurs, en 1951, défendu deux causes en ce domaine. Mais il réagit d’abord sur ce sujet comme tant d’autres Blancs des Caraïbes : cette question ne se pose pas chez nous. La pratique du pouvoir lui enseignera qu’il n’en va pas ainsi. Certes Cuba, avant comme après la Révolution, n’est pas raciste au sens où le sont, à la même époque, les États-Unis : Batista lui-même était métis. Mais il y a, oui, un problèmed’intégration : les gens de couleur sont, pour la plupart, au bas de l’échelle sociale, ce qui fait qu’ils sont d’instinct considérés comme moins citoyens.
À ce problème, Fidel donne, à son accoutumée, une réponse idéologique : dans la société sans classes qu’il construit, il n’y aura plus ni riches ni pauvres, donc ni Blancs ni Noirs. En conséquence, les Noirs sont censés devoir être plus révolutionnaires ; la propagande à leur endroit sera donc plus insistante. Pour le reste, il est clair que la Révolution a davantage abattu les préjugés qu’elle n’a promu de citoyens de couleur.
Les premiers à s’en apercevoir seront certains intellectuels ou artistes noirs, tels Carlos Moore ou Walterio Carbonell, qui devront s’exiler ou subir une « réhabilitation ». Certains tenants du Black Power nord-américain en sont même revenus. Ainsi Robert Williams, que Fidel avait cajolé à la Tricontinentale au point qu’il s’était établi à Cuba, a fini par dénoncer le racisme insulaire. Les Black Panthers eux-mêmes, avec leur chef Eldridge Cleaver, ne s’assimileront pas, et certains auront maille à partir avec la Sécurité. L’écrivain espagnol Arrabal, vif contempteur du castrisme, a été l’un des premiers à noter que les Noirs ne sont, à la tête de l’État, qu’en pourcentage très inférieur à leur présence dans la société : 10 % environ, comme sous Grau, en 1950 ! Une proportion qui, par une décision de Fidel, sera portée à 15 % au Comité central du PCC.
La découverte par Castro, en 1975, de la « latino-africanité » d’une notable partie des Cubains doit donc se lire dans ce contexte. S’il est vrai, comme le retiennent nombre d’auteurs, que le
Lider
a eu pour principale ambition de forger une nation, le creuset marxiste-léniniste était insuffisant, ne serait-ce que parce qu’il est… une doctrine de Blancs.
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