Fiora et le Magnifique
feuilles crissantes sur lesquelles
une main habile avait mêlé au texte grec de délicates enluminures.
– Quel
que soit le prix que tu en demandes, Vespasiano, je le prends ! Regarde,
Fiora : c’est admirable en vérité !
Bisticci
se mit à rire :
– J’étais
sûr que tu le voudrais. Je verrai pour le prix mais tu peux l’emporter dès
maintenant si tu veux.
– Tu
ne désires pas en prendre copie ?
– C’est
déjà fait. Veux-tu à présent venir voir où en est ton César ?
A
regret, Beltrami s’arracha à la contemplation du livre sur lequel Fiora passait
une main caressante. Tous deux suivirent Bisticci dans une pièce, à l’arrière
de la maison, qui donnait sur le jardin. C’était une longue salle bien éclairée
par de larges verrières devant lesquelles une file de lutrins étaient
installés. Derrière ces lutrins une dizaine d’hommes s’appliquaient à
transcrire fidèlement des manuscrits. Les uns reproduisaient le texte, les
autres les grandes lettres enluminées, d’autres encore les miniatures. Certains
de ces hommes étaient jeunes, d’autres plus âgés et plusieurs d’entre eux
étaient de races différentes. Il y avait un Allemand à la peau blanche et aux
cheveux roux, un Grec à barbe noire, un Sicilien aussi brun qu’une châtaigne et
même un Noir venu du Soudan. Seul manquait le turban blanc d’Ali Aslam, le
copiste arabe et sa place demeurait vide...
Ordinairement
Fiora aimait beaucoup regarder travailler les copistes de Bisticci mais cette
deuxième rencontre avec Lascaris renforçait l’impression laissée par la
première et lui faisait éprouver une vague angoisse. Aussi regarda-t-elle sans
vraiment les voir les doigts habiles dessiner des arabesques, étendre les
couleurs fines et mettre en place les fragiles rehauts d’or. Heureusement, son
père, penché carrément sur les épaules des artistes et pris tout entier par son
amour des livres, louait leur travail en termes si chaleureux que la plupart
des visages s’éclairaient d’un sourire. Surtout, bien sûr, le vieux copiste qui
achevait de transcrire les Commentaires de César pour le riche
négociant et qui reçut à titre d’encouragement une belle pièce d’or.
En
revenant dans la boutique, Beltrami baissa la voix :
– As-tu
enfin réussi à te procurer ce fameux Psautier de Mayence pour
lequel Johannes Fust a volé les caractères mobiles de Gutenberg ?
– Non.
Le Psautier doit être caché quelque part et il est impossible de
mettre la main dessus. Je ne suis pas certain qu’il en existe seulement une
copie. Cet ouvrage paraît encore mieux défendu que la fameuse Bible à
quarante-deux lignes qui est la première œuvre de Gutenberg. Je ne sais
d’ailleurs pas pourquoi...
– Mais
enfin, des copies, on doit en trouver puisque aussi bien ce procédé nouveau est
fait pour cela ? Evidemment, rien ne vaudra la main d’un artiste mais on
peut considérer cela comme une curiosité et c’est à ce titre que je m’y
intéresse...
– Moi
aussi. Je pense néanmoins qu’il sera possible de contenter bientôt notre
curiosité à tous deux. Voici trois ans, environ, deux hommes sont arrivés à
Venise : le Français Nicolas Jenson et l’Allemand Jean de Spire et j’ai la
certitude qu’ils apportaient avec eux le procédé de Gutenberg...
– Alors
comment se fait-il qu’ils n’aient encore rien publié ?
– L’Église
sans doute... et peut-être aussi le Conseil des Dix. On n’aime pas beaucoup les
nouveautés à Venise. Mais je compte m’y rendre prochainement afin de voir par
moi-même ce qu’il en est.
– Sois
prudent alors ! Il n’est jamais bon, même pour un étranger, d’avoir
affaire au Conseil des Dix...
Deux
nouveaux clients venaient de pénétrer dans la boutique et Bisticci s’empressa
auprès d’eux car il s’agissait de Lorenzo de Médicis et de son ami Poliziano,
venus en voisins. On échangea saluts et politesses de toutes sortes mais
Beltrami tenait bien caché sous son manteau le manuscrit d’Einsiedeln...
– Il
était temps que nous venions, souffla-t-il à Fiora. A quelques minutes près, le Lysias pouvait m’échapper...
– Messer
Bisticci n’a-t-il pas dit qu’il te le réservait ? – Paroles de marchand.
Quand il s’agit de clients aussi importants que Lorenzo et moi, c’est toujours
le premier arrivé qui l’emporte...
– Cela
veut-il dire que tu vas le payer très cher ?
– Bien
sûr mais c’est sans
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