Fiora et le Pape
situations [xxi] car elle
possédait la vive intelligence qui manquait si gravement à son époux et,
surtout, le courage dont il était absolument dépourvu. A l’ultime instant, elle
mit tout de même Fiora en garde tandis que Rosario accrochait une épée et une
dague à la ceinture du faux garçon :
– Si
le malheur voulait, car dès demain vous serez poursuivie, que vous soyez
reprise, tuez-vous sans hésiter, car vous n’auriez aucun autre moyen d’éviter
une mort qui ne viendrait qu’après une éternité de souffrance.
– Soyez
tranquille : je m’en souviendrai. On ne me prendra pas vivante.
Tout
fut rapide ensuite. Par des couloirs détournés, Rosario conduisit Fiora aux
écuries où la jeune femme choisit elle-même et sella un cheval, puis ouvrit
devant elle une petite porte. Avec une joie immense, Fiora enfourcha son cheval
qui répondait au nom de Titano et piqua des deux pour rejoindre le Corso.
Ayant
franchi la porte où les soldats de garde saluèrent son tabard d’un geste
familier, elle mit son cheval au galop pour le plaisir trop longtemps attendu
de sentir le vent – et la pluie car cette Semaine sainte avait débuté sous la
grisaille et les nuages menaçants – fouetter son visage. Elle était libre,
enfin libre ! La campagne s’ouvrait toute grande devant elle, coupée par
le tracé incertain de l’ancienne via Flaminia, la vieille route romaine qui
joignait Rome à l’Étrurie et dont les dalles disjointes indiquaient le chemin,
mais le rendaient dangereux pour les jambes des chevaux. Aussi Fiora
préféra-t-elle emprunter le large talus herbeux qui courait le long d’anciennes
sépultures écroulées. Après quelques minutes de ce train d’enfer, cheval et
cavalière passèrent le Tibre en trombe, au pont Milvio, puis Fiora serra les
rênes pour calmer l’allure, et même s’arrêta afin de se retourner un instant.
En dépit du mauvais temps, elle voulait s’accorder le plaisir de regarder Rome
une dernière fois, cette antique cité des Césars, sacralisée par le sang des
martyrs et que la présence du pontife suprême aurait dû faire noble, pure et
généreuse. Ce n’était qu’un immense cloaque truffé de pièges, et la fugitive
pensa qu’elle ne remercierait jamais assez Dieu de lui avoir permis d’y
échapper. En même temps, elle envoya une dernière pensée chaleureuse, un regret
même, car elle ne les reverrait sans doute plus jamais, à Stefano Infessura
dont elle savait qu’il avait recouvré sa liberté, à Anna la Juive qui l’avait
soignée, à donna Catarina qui s’était faite son amie contre vents et marées,
enfin à Antonia Colonna, la petite sœur Serafina qu’elle avait laissée au
couvent de San Sisto poursuivre une attente qui durerait peut-être autant qu’elle.
Parce qu’ils respiraient, sans en mourir, l’air de cette ville corrompue,
celle-ci était peut-être encore susceptible d’être sauvée, mais à quel prix ?
La
pluie rappela à Fiora qu’elle n’avait guère de temps à donner à la philosophie
et qu’après tout c’était à Dieu qu’il appartenait de décider si Rome devait
vivre ou disparaître dans un déluge de feu comme Sodome et Gomorrhe... D’après
les explications précises que lui avaient données Catarina d’une part et Carlo
d’autre part, elle savait n’avoir pas à craindre de tomber sur Francesco et
Hieronyma. D’abord parce qu’ils avaient au moins douze heures d’avance sur
elle, ensuite parce qu’ils allaient bon train, Montesecco ayant disposé pour
eux des relais tout au long de la route pour leur procurer des chevaux frais.
Enfin parce que, après Sienne, ils n’iraient pas directement à Florence, mais
passeraient par Poggibonsi afin de rejoindre, vers San Miniato, le nouveau
légat venant de Pise. Ils entreraient ainsi sans danger dans la cité du Lys
rouge, mêlés au cortège véritablement princier qui escortait le jeune cardinal Riario.
Les
dispositions prises pour eux pouvaient même se révéler utiles à Fiora qui, sous
les armes de Catarina, réussirait certainement à se faire passer pour un
serviteur attardé et à obtenir à son tour des chevaux frais. Quant au temps
dont elle disposait, il était très court : Rafaele Riario devait faire son
entrée dans Florence le jeudi saint, et l’on était le mardi soir. Il lui
faudrait parcourir quelque soixante-dix lieues en deux jours : une allure
à la portée d’un chevaucheur entraîné ayant de bonnes montures,
Weitere Kostenlose Bücher