Fiora et le Pape
sans plus chercher à se cacher et Fiora, navrée, ne sut
comment apaiser ou au moins adoucir cette douleur. En même temps, elle se
faisait de vifs reproches : toute à son amour retrouvé, elle ne s’était
plus souciée du page et avait quitté Nancy sans chercher seulement à le revoir.
Mais la conduite de Battista n’en demeurait pas moins incompréhensible.
Aimait-il donc le duc au point de se vouloir son serviteur pour l’éternité ?
Au point d’ensevelir avec lui tous les espoirs qu’il était en droit de mettre
dans la vie ? Vouloir rester près du tombeau ? Quelle chose absurde !
Que s’était-il donc passé auprès de l’étang Saint-Jean où Battista avait guidé
ceux qui recherchaient le corps du vaincu ? Quel bouleversement la vue du
cadavre à demi dévoré par les loups avait-elle opéré sur l’âme de ce garçon qui
rêvait de gloire, qui aimait la vie et qui, jeune, beau, riche et prince, n’avait
rien d’autre à en désirer ? Sinon peut-être l’amour... un amour qui n’attendait
que lui et n’avait jamais osé dire son nom. Serafina cependant reprenait :
– Personne,
chez nous, n’a compris cette décision, et moins encore notre oncle, le comte de
Celano, avec qui Battista était parti rejoindre les armées de Bourgogne. Il a
tout tenté pour le ramener, mais il s’est heurté à une volonté farouche,
irréductible. Battista voulait être moine.
– C’est
insensé ! Mais enfin, peut-on entrer ainsi en religion sans l’assentiment
du chef de famille ? Son père l’a-t-il autorisé ?
– En
aucune façon. Il nourrissait de grands espoirs pour Battista.
– Alors,
pourquoi ne pas en avoir appelé au pape ? Je sais que vous êtes l’une des
deux plus puissantes familles de Rome.
– Nous
l’avons été, mais nous ne le sommes plus. Les Orsini l’emportent en ce moment
parce que le prince Virginio est l’intime ami du comte Girolamo Riario, le
préféré parmi les quinze neveux du Saint-Père. Evidemment, nous n’avons pas
renoncé à la guerre contre cette famille de forbans, mais à présent c’est à nos
risques et périls.
– Quinze
neveux ? Quelle famille ! Rien que des hommes ?
– Non.
Il y a aussi des filles et on les marie bien. Quant aux garçons, s’ils ne sont
pas cardinaux, on les décrasse pour en faire de vrais seigneurs. Le « comte »
Girolamo qui a épousé la bâtarde préférée du duc de Milan a obtenu les Romagnes
et guette Florence. Un autre est préfet de Rome, le cardinal Giuliano della
Rovere [xi] est évêque de Lausanne, Avignon, Constance, Mende, Savone, Viviers et Vercelli.
Son palais del Vaso, que l’on nous a pris, est plein d’objets rares, d’artistes,
d’érudits et de poètes, car il s’intéresse beaucoup plus à la pensée grecque ou
romaine qu’aux Évangiles. Un autre, disgracié physiquement, a épousé une fille
naturelle du roi de Naples, qui a été contrainte à ce mariage, comme Catarina
Sforza. Je ne peux tout vous dire mais, dans un temps proche, le jeune Rafaele
Riario, qui a dix-sept ans et étudie à Pise, recevra le chapeau de cardinal au
titre de San Giorgio in Velabro [xii] et ce n’est certainement pas le dernier bienfait dont le pape fera bénéficier
sa famille.
Rome
et même l’Italie entière ne sont pour lui qu’un immense jardin dans lequel il
pille les fruits les plus succulents pour les offrir aux siens, quitte à
spolier ceux qui lui déplaisent.
– Et
vous, les Colonna, vous lui déplaisez ?
– Bien
sûr. Heureusement, nous gardons beaucoup d’amis et de partisans. Cela nous
permet de faire à ces gens tout le mal que nous pouvons.
Fiora
avait peine à en croire ses oreilles. Cette petite nonne vouée en principe à la
prière, au pardon des injures, au renoncement et au seul amour de Dieu venait
de dépouiller la douceur lisse de son apparence pour laisser voir le fond d’une
âme emplie d’amertume et peut-être de haine. Elle approuvait les meurtres dont
accouchait chaque nuit romaine. Une question, alors, lui vint naturellement :
– C’est
de votre plein gré que vous êtes entrée ici, sœur Serafina ?
– Quand
nous serons seules, appelez-moi Antonia, je préfère.
Elle
se tut un moment, hésitant à se livrer davantage, mais se décida, pensant
probablement en avoir déjà trop dit :
– Quant
à votre question, c’est bien moi qui ai demandé à prendre le voile ici pour ne
pas épouser Leonardo della Rovere, celui que l’on a marié
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