Fiora et le Pape
même si elles possédaient un jardin qui, comme
celui du palais Borgia, descendait jusqu’au Tibre. Fiora ne le constata que
plus tard car ses fenêtres donnaient, l’une sur la cour intérieure du palais
toujours pleine de serviteurs, de gardes, de familiers et d’esclaves, et l’autre
sur la ville.
Fiora
qui, depuis le premier jour, ne songeait qu’à s’enfuir, eut un choc en s’apercevant
que sa chambre se trouvait à si grande hauteur. Pour s’échapper par là, le seul
moyen eût été une échelle de corde et elle ne voyait pas comment s’en procurer
une. Mais la vue était splendide et elle en profita pour étudier enfin Rome
dont la plus grande partie s’étendait devant elle.
Juana,
lorsqu’il ne s’agissait pas de son idole, était assez bonne fille. Plutôt
contente de voir sa prisonnière s’intéresser à quelque chose, elle lui donna
bien volontiers toutes les explications qu’elle souhaitait.
La
couleur de Rome était un ton d’ocre chaud et profond dont les siècles avaient
patiné les églises, les palais, les maisons et les tours médiévales qui
affirmaient leur arrogance. On avait ouvert la fenêtre vers la fin du jour et
le soleil, à son déclin, exaltait encore les couleurs. A main droite et
par-delà le Tibre au flot jaunâtre, Fiora vit la masse rouge du château
Saint-Ange dominant le Borgo, les tours crénelées et les campaniles ajourés du
Vatican adossés aux grands pins, aux cyprès et aux ifs noirs d’un jardin. Elle
vit aussi la Torre di Nona, quartier général de la police plantée comme une
menace à l’entrée du quartier populeux du Transtevere.
Sur l’autre
rive encombrée de moulins, le panorama s’embrouillait un peu dans les fumées et
les poussières qui n’arrivaient pas à en dissimuler le côté désolant. La via
Papalis, l’une des plus importantes pourtant, mais que personne n’avait pavée,
serpentait dans ce qui avait été jadis le Forum et les palais impériaux. Des
boutiques de bouchers et des établis de charrons s’y adossaient tant bien que
mal à des monceaux de ruines d’où surgissaient, ici ou là, une colonne brisée
ou la voûte crevée d’une basilique. Les vaches que l’on rencontrait dans les
terrains vagues y étaient plus nombreuses que partout ailleurs. Il y avait
aussi des porcs, dont le marché se tenait aux environs et qui ajoutaient leurs
saletés et leurs piétinements dévastateurs au délabrement général.
Apparaissant
à peine entre deux maisons, l’arc de Constantin avait un air misérable sous l’épaisse
couche de fiente de pigeon qui le couvrait. Quant au Palatin, l’ancien palais
des Césars, ce n’était qu’une vaste ruine enfermée entre les murailles de silex
noir couronnées de bretèches rouges qui signaient le domaine des Frangipani.
Des échoppes, des masures informes se calaient sous les voûtes des anciens
théâtres envahis d’herbes folles et une population misérable y vivait comme
elle pouvait.
Dominant
ce chaos, les quatre tours crénelées du Capitole surgissaient, mélancoliques
dans leur décrépitude sommée d’un long et triste campanile, mais, plus à l’ouest,
face à ce dérisoire symbole des libertés romaines perdues, deux tours
farouches, celle des Milices et celle des Conti, rejoignaient le palais
guerrier des chevaliers de Rhodes.
Autour
du Colisée dont on avait fait une vaste et facile carrière, des fours à chaux
brûlaient sans discontinuer, dégageant une fumée noire qui irritait la gorge et
les yeux et était cause, d’après Juana, de maux inguérissables. De là, par les
pentes herbues du Caelius, on gagnait le Latran. Une voie assez large pour qu’une
procession pût y dérouler sa pompe, la via Lata, menait droit à la cathédrale
de Rome. Toujours selon Juana, aucune procession ne s’y risquait plus depuis
que, dans les temps lointains, une femme, qui avait réussi à se faire élire au
trône pontifical en se faisant passer pour un homme et que l’on appela par la
suite la papesse Jeanne, s’était révélée à ses ouailles en accouchant sur les
dalles de ladite via Lata. Une statue représentant une femme couchée et
allaitant un enfant marquait l’endroit et, le peuple de Rome ayant déclaré ce
lieu maudit et possédé du démon, aucun prêtre, à plus forte raison aucun
cortège, ne s’y risquait plus. Pour gagner Saint-Jean-de-Latran, tout le monde
faisait depuis un détour par ce qui avait été les jardins de
Weitere Kostenlose Bücher