Fiora et le Téméraire
Hamel sans hésiter et, pour ce qui est du duc, j’aurais pu le tuer
devant Nancy quand, superbe et arrogant, il m’accablait de son mépris et
disposait de moi comme d’un meuble. Je ne l’ai pas fait parce que, en
retrouvant Philippe, je n’ai pas eu... le courage de me condamner à mort en
assassinant le Téméraire. Mon amour était plus fort que ma haine, et puis,
ensuite, j’ai compris bien des choses au point même de pardonner au duc de n’avoir
pas gracié mes parents. A présent l’idée de tuer cet homme malade, affaibli,
frappé dans tout ce qui faisait son orgueil et sa gloire, cette idée me fait
horreur. Et pourtant...
– Pourtant
quoi ? Vous n’allez pas faire cela ?
Fiora
dégrafa sa tunique, l’ôta et la jeta sur l’une des deux couchettes monacales
qui meublaient la chambre, puis alla prendre, dans le coffre de cuir qui
suivait Léonarde partout et en quelques circonstances que ce soient, un miroir
à main pour s’y regarder :
– Mes
cheveux repoussent. Il va falloir...
– Les
recouper ? Ne comptez pas sur moi pour cela, et d’ailleurs je vous le
défends. Votre époux est vivant. Que dirait-il en vous retrouvant tondue ?
Il est temps de redevenir une femme, Fiora !
– Pour
quoi faire ? Je ne reverrai Philippe que si... Elle avait pris, à sa
ceinture, la dague précieuse dont le Téméraire lui avait fait présent et, l’air
absent, en caressait doucement la lame brillante. Léonarde pâlit :
– Je
vous quitte sur l’heure, Fiora, si vous ne me jurez d’abandonner cette idée
insensée. Tuez le duc et vous serez pendue sur-le-champ : je ne veux pas
voir ça ! Quant à Démétrios...
– Je
sais déjà ce que vous en pensez ! dit Fiora avec un demi-sourire. Vous n’avez
parlé que de lui depuis que nous avons quitté Lausanne...
– Peut-être,
mais j’ai encore à dire ceci : vous n’avez pas à lui obéir. L’ignominie de
son marché de lâche vous délie de tout lien envers lui.
– Mais
Philippe ?
– Il
ne lui arrivera rien de mal tant que son geôlier espérera voir son chantage
réussir. Ce qu’il faut, c’est essayer de savoir où se trouve le duc de Lorraine :
Démétrios ne sera pas loin et je saurai qu’en faire.
– Vous
avez sans doute raison mais comment savoir où est René II ? D’après
Panigarola, il ne cesse de se déplacer...
– Alors
il faut rester auprès du duc Charles... et de ce cher ambassadeur qui sait
toujours tout. Ils ont tous deux leurs espions et c’est là que nous aurons les
meilleurs renseignements.
– Pourquoi
ne pas rejoindre le roi à Lyon et lui demander de rappeler Démétrios ? C’est
son médecin et...
– Et
rien ne dit qu’il obtempérera. En outre, souvenez-vous que le jeune Colonna
répond sur sa tête de votre présence ?
– Après
tant de catastrophes, croyez-vous que le duc Charles pense encore à cela ?
– Mieux
vaut ne rien hasarder avec un homme tel que lui. Et malheureusement il tient à
vous... assez pour avoir ordonné à un fils de prince de veiller sur la vieille
bourgeoise que je suis. S’il revoyait Battista sans vous...
Panigarola
confirma les vues de la vieille demoiselle. D’après le Grand Bâtard, Charles s’était
inquiété de « Madame de Selongey » en des termes qui ne laissaient
aucun doute sur le prix qu’il y attachait. Fiora pensa qu’il n’y avait rien à
ajouter à cela et qu’elle avait tout intérêt à suivre les conseils de Léonarde.
Victime
de ses propres avis, celle-ci en fut réduite à faire fondre double quantité de
chandelle : le lendemain, on repartait pour Salins en compagnie du Grand
Bâtard. En dépit des menaces de Démétrios, Fiora se sentait plus heureuse qu’elle
ne l’avait été depuis longtemps. Le plus important n’était-il pas que Philippe
fût vivant, qu’il respirât quelque part sous le même ciel qu’elle ? La
nuit sombre de son avenir s’éclairait d’une chaude lueur d’espérance. Enfin,
elle avait une immense confiance dans la sagesse de Léonarde... Avec son aide,
elle commençait à croire qu’il lui serait possible de vaincre Démétrios,
peut-être en utilisant ses armes favorites : la patience et la ruse.
Quand,
le 2 juillet, le Téméraire à la tête de quelques cavaliers fit son entrée dans
Salins, Fiora eut peine à le reconnaître. Comme il avait changé en quelques
jours ! Ce visage bouffi, ces yeux las marqués de poches, cette bouche
amère, ce regard vitrifié...
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