Fiora et le Téméraire
départ, le garçon exhibait des yeux
rougis par l’insomnie plus encore que par les larmes. En enfourchant sa mule il
enveloppa Fiora d’un regard pitoyable... que la jeune femme ne soupçonna même
pas, tout occupée qu’elle était à tenter d’analyser ses propres sentiments. Une
chose était certaine : elle avait le cœur gros de voir Démétrios partir
sans elle. Sans doute parce qu’il allait se rapprocher assez près de ce duc de
Bourgogne dont l’empreinte avait pesé si lourdement sur sa vie mais aussi parce
que au fil des jours elle s’était attachée plus qu’elle n’aurait cru à cet
homme savant, silencieux et peu communicatif qui était survenu à ses côtés à l’instant
où elle désespérait le plus de tout secours humain.
L’idée
qu’il pût poursuivre seul sa vengeance ne l’effleurait même pas. Elle savait qu’elle
entrait pour une certaine part dans les desseins du Grec mais elle n’ignorait
pas non plus que le destin prend parfois un malin plaisir à se mettre en
travers des projets les mieux conçus, les plus solidement établis. Il fallait
espérer que Démétrios reviendrait au plus vite.
Léonarde,
pour sa part, était désolée d’être à l’origine de cette séparation mais elle
pensait tout de même secrètement que la volonté de Dieu y avait été pour
quelque chose : elle le priait si fort de détourner son « agneau »
d’un projet homicide qui avait beaucoup de chance de la jeter entre les mains
du bourreau.
– Vous
auriez dû partir sans moi ! soupirait-elle avec un rien d’hypocrisie...
– Et
vous abandonner ici, seule dans une ville et une maison que vous ne connaissez
pas ? Si charmants que soient dame Agnelle et son époux, ils n’en sont pas
moins des étrangers. Cessez donc de vous tourmenter et songez seulement à
guérir ! Où pourriez-vous être mieux soignée qu’ici ?
En
fait, Léonarde était surtout vexée d’avoir été blessée en sortant d’une église.
D’autant que l’église en question ne lui inspirait pas une confiance absolue.
En effet, elle avait pu constater, comme elle l’expliqua tout en rougissant à
Fiora, que les filles publiques semblaient se donner rendez-vous autour de
Saint-Merri qui était en quelque sorte leur paroisse. Il n’en fallait pas plus
pour que la vieille demoiselle en vînt à concevoir les pires soupçons touchant
un saint qui tolérait une pareille promiscuité.
Agnelle
à qui Fiora conta l’affaire s’en amusa franchement :
– Ce
n’est pourtant pas faute, pour les curés de cette pauvre église, d’avoir
protesté au cours des siècles avec des fortunes diverses. Mais, que
voulez-vous, mesdames les ribaudes forment de nos jours une véritable
corporation, reconnue, qui a ses règlements, ses juges, ses statuts, ses
privilèges et qui même, pour la fête de sa sainte patronne, sainte Madeleine,
qui a lieu le 22 de juillet, a droit de mener procession. Et une belle
procession, croyez-moi, avec riches bannières, nuages d’encens et luminaire
généreux...
– Mais
alors pourquoi Saint-Merri ?
– Simple
question de voisinage : deux des neuf rues de Paris où les ribaudes ont
droit de tenir commerce, la rue Brisemiche et la Court-Robert, sont contiguës à
l’église. Est-ce que cela vous ennuierait d’aller y entendre la sainte messe
dimanche ? ajouta-t-elle plus sérieusement.
Fiora
faillit répondre qu’elle avait perdu l’habitude de ses devoirs dominicaux mais
craignit, par excès de franchise, de froisser son aimable hôtesse. D’autre
part, au désagréable souvenir de son passage chez Pippa, elle ressentit un peu
de gêne. Que dirait cette douce, claire et généreuse Agnelle, si elle apprenait
cet épisode avilissant qui souillait la vie de celle qu’elle traitait comme une
jeune sœur ? Aussi Fiora se hâta-t-elle de la rassurer : elle
entendrait la messe du dimanche là où il plairait à Agnelle...
Néanmoins,
pour être bien certaine de ne pas froisser la pudeur de celle en qui tout
dénotait une noble et pure jeune fille, l’épouse d’Agnolo décida que l’on irait
ouïr office à Notre-Dame de Paris et Florent, rentré la veille de Compiègne où
il avait tout juste pris le temps de déposer Démétrios et Esteban au logis du
roi, reçut l’ordre de préparer des mules afin d’accompagner les dames. Avec l’enthousiasme
que l’on imagine !
Le
dimanche matin, qui était le 15 août, on se mit en route sous un ciel sans
nuages que les
Weitere Kostenlose Bücher