Fleurs de Paris
pour me remettre d’aplomb…
Ségalens poussa un soupir. Son regard se
voila. Au fond de son âme, ces paroles de Jean Nib étaient tombées
pour y remuer de la tristesse. Il envia, oui, lui l’élégant
gentleman, lui qu’on enviait, lui qui, avec une prodigieuse
rapidité, un bonheur inouï, avait conquis une déjà belle situation,
il envia l’escarpe, et il songea :
« Il est aimé, lui ! De quoi se
plaint-il donc ?… »
Quant à Jean Nib, au moment où il parla de
Rose-de-Corail, son visage s’illumina d’une si orgueilleuse
passion, il y eut dans sa voix une telle vibration de tendresse,
que sa rude, sa sauvage physionomie en fut bouleversée. Pendant une
minute, Ségalens vit avec étonnement cette étrange figure de bandit
s’auréoler, émerger de son mystère comme une synthèse de la
grandeur et de la beauté de l’âme humaine.
Mais bientôt cette fugitive apparition sembla
se renfoncer dans les ténèbres, et, de nouveau, ce fut la violente
figure du Jean Nib des fortifs, du Jean Nib armé du surin…
– C’est du fameux vin que vous m’avez
fait boire ! fit-il avec un ricanement. Est-ce que vous en
buvez tous les jours du pareil ?
– Non, dit doucement Ségalens. J’en bois
seulement dans les grandes circonstances, comme ce soir…
– En tout cas, reprit Jean Nib sans
relever, sans comprendre peut-être cette délicate flatterie, on
peut dire que c’est du fameux. J’en ai le ciboulot tout retourné.
On dirait que ça déchire comme un rideau que j’avais sur les yeux.
Je vois des choses que je ne voulais plus voir, des choses
mortes…
Jean Nib semblait se parler à lui-même. Ses
yeux agrandis, hébétés de stupeur, fixaient les vagues lointaines
des apparitions évoquées par l’ivresse. Il avait mis sa tête dans
sa main, le coude appuyé sur la table, et il empoignait sa crinière
à pleins doigts. D’une voix affaiblie, tantôt simple, tantôt
martelée comme dans les cauchemars il s’exprimait son ineffable
étonnement.
– Nom de nom, c’est trop fort, tout de
même !… v’là que j’vois des choses qui jamais ne me sont
passées par la caboche… Un soir que j’ai mené Rose-de-Corail dans
un théâtre, j’ai vu qu’on faisait du noir sur la scène, on
éteignait les lumières, et les acteurs passaient comme des ombres…
ce que je vois ressemble à ça !…
Ségalens s’était jeté sur un fauteuil, et, la
tête au dossier, les yeux à demi fermés, suivait avec une attention
passionnée l’étrange évocation de l’escarpe qu’il se gardait
d’interrompre, même par un geste.
– Ça, disait Jean Nib, ça doit être
rudement loin dans le tréfonds des années, et rudement loin aussi
dans des pays que je ne connais pas. Sacré bon sang ! Voilà
que ça me fait froid dans le dos… Qu’est-ce que c’est que cette
gosse-là ?… Rose-de-Corail quand elle était toute
petite ?… Non ! je la reconnaîtrais, Rose-de-Corail, je
la connais ! Celle-ci n’est pas Rose-de-Corail !… Mais où
que ça se passe, nom de Dieu, où que ça se passe ?… Pas
étonnant que j’ai froid dans le dos !… Il fait froid dans ce
patelin… des arbres… encore des arbres !… Oh ! ce
chêne-là, près de la petite porte, je le reconnaîtrais quand je
vivrais cent ans… Tonnerre ! j’y ai déniché des geais, dans le
temps !… oui ! là, près de la petite porte du
parc !…
Jean Nib se tut subitement, effaré par ce mot.
Une sorte de terreur contracta son visage. Il eut un
grondement.
– Du parc ?… Est-ce moi qui dis
ça :
du parc ?…
Qu’est-ce que c’est que ça un
parc ?… Bon ! fit-il tout à coup en éclatant de rire,
c’est un mot de la haute
… J’aurai lu ça dans les
journaux…
Ségalens palpitait.
– Nous autres, continua Jean Nib, nous
disons le bois… C’est ça, c’est un bois ! Des arbres… des
arbres sans feuilles… toutes les feuilles sont à terre, et il fait
un froid de tous les tonnerres, et il fait noir comme dans un four…
La petite gosse pleure… ah ! bon sang ! ce qu’elle
pleure !… mais moi, je ne pleure pas… et l’homme marche vite
en me tenant par la main… ses pieds remuent les feuilles en
marchant… Ah çà ! est-ce qu’on va aller loin ?… Oh !
ces cris de la môme ! Nom de Dieu, si je te tenais maintenant,
canaille de Barrot !…
Jean Nib s’arrêta stupéfait, écrasé
d’étonnement, la sueur au front, les yeux égarés…
– Qu’est-ce que je
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