Fleurs de Paris
nuit, je me suis amené dans la turne. Si le
marquis avait été là, je l’aurais suriné… J’ai été arrêté sur le
tas, au moment où j’allais défoncer un secrétaire. Avez-vous
toujours confiance en moi ?…
– Demain matin, à neuf heures,
trouvez-vous au rond-point des Champs-Élysées, je vous conduirai…
répondit Ségalens.
Jean Nib mit ses coudes sur la table et laissa
tomber dans ses deux mains sa tête formidable.
– Qui êtes-vous ? gronda-t-il. Je
vois que vous avez pitié de moi. Je ne veux pas qu’on ait pitié de
moi, entendez-vous ? Pourquoi vous mêlez-vous à ma vie ?
Si vous croyez que je vais devenir ce qui s’appelle un honnête
homme, vous faites erreur. Escarpe je suis, escarpe je veux rester.
Il y a des moments où je vous hais.
Il y a des moments où je me ferais tuer pour
vous. N’espérez pas que je cesserai de voler : c’est dans ma
nature, dans mon sang. Même si je deviens riche, je crois que je
volerai encore.
Il poussa un rude soupir, laissa tomber ses
deux poings sur la table, et, regardant Ségalens en face :
– Dites-moi donc que je vous fais
horreur, ça vaudra mieux. Mais surtout, ne croyez pas, messieurs
les honnêtes gens, que vous valez mieux que nous ! Nous nous
valons ! Un homme en vaut un autre, et voilà ! Des
honnêtes gens ? Tenez, ça me fait rire quand j’entends parler
de ça ! Vous, par exemple, est-ce que vous croyez que ça vous
est difficile d’être honnête ? Pas aussi difficile qu’à moi
d’être grinche ! Que voulez-vous ?… En voilà assez. Vous
m’avez pris à dépouiller le bourgeois, bon ! Vous l’avez
embobiné, bon ! Maintenant, c’est fini… Je m’en vais. Et vous,
allez de votre côté. Ou sans ça, gare le lingue !…
Jean Nib se leva, haussa violemment les
épaules et se dirigea vers la porte.
Ségalens ne dit pas un mot, ne fit pas un
geste pour le retenir. Il alluma un cigare. Jean Nib, la main sur
le bouton de la porte, retourna la tête, gronda un juron furieux,
revint s’asseoir devant Ségalens et répéta :
– Qui êtes-vous, à la fin ?
– Je m’appelle Anatole Ségalens, et
j’écris dans les journaux pour gagner ma vie, voilà qui je
suis.
– Vous avez dit à neuf heures, au
rond-point des Champs-Élysées ?
– Justement. Est-ce que vous
consentez ?
– Monsieur, dit Jean Nib, je serai demain
matin à l’heure que vous dites, au lieu que vous dites. Si ça vous
tire d’embarras, moi, ça me sauve peut-être. Car, franchement, je
ne savais où aller… Maintenant, il faut que je vous dise ce que je
pense. D’abord, vous m’avez dit votre nom. Moi je ne puis vous dire
le mien, puisque je n’en ai pas.. Seulement, puisque vous êtes dans
les journaux, peut-être bien que vous avez entendu parler d’un
scélérat appelé Jean Nib que toute la rousse veut agripper depuis
longtemps. Il en a commis des crimes, ce Jean Nib ! Toutes les
fois qu’un pante est dégringolé et que les roussins donnent leur
langue au chat, ou qu’ils ne peuvent mettre la main au collet de
l’assassin, c’est Jean Nib, disent les journaux.
– Mon cher monsieur, je l’ai su dès la
deuxième excursion que nous avons faite ensemble. Une pièce de cent
sous glissée à l’un de ces escarpes que nous allâmes visiter à
suffi pour me faire savoir avec qui j’avais l’honneur de visiter la
pègre de Paris.
– Si j’avais su alors que vous saviez mon
nom, dit Jean Nib avec une formidable simplicité, il est probable
que j’aurais été forcé de vous tuer.
« Oui, reprit l’escarpe d’une voix de
rêve, Jean Nib, voilà mon nom. Jean Rien ! Et encore, je ne
sais même pas pourquoi on m’appelle Jean ; Nib aurait suffi.
Nib de père, nib de mère, nib d’aminches, nib de galette, nib
d’espoir, nib de nib.
– Pourtant, dit Ségalens ému jusqu’à
l’âme, vous avez dû connaître votre père et votre mère ?
– Non ! j’ai jamais su ce qu’ils
étaient…
– Vous dites pas d’amis !… Avez-vous
donc été si seul dans la vie ?…
– Seul ? Non. J’ai une amie. C’est
toute ma famille, tout mon bien, tout mon espoir. Rose-de-Corail et
moi, voyez-vous, on s’aime, on est tout l’un pour l’autre :
quand l’un mourra, l’autre suivra… Pauvre Rose-de-Corail !… Si
je ne me suis pas tué, si je ne suis pas crevé de ce qui, parfois,
me gonflait le cœur à le faire éclater, c’est à elle que je le
dois… Un sourire d’elle, ça suffit
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