Fleurs de Paris
des scènes imaginaires.
Un détail dans le rapport de Finot, un détail
infime avait, peut-être suffi à déchaîner la tempête.
– Ils ont déjeuné dans un petit
restaurant…un restaurant à canotiers, au bord de l’eau…
Adeline reconstituait cela…
L’escapade d’amoureux, le tête-à-tête plein de
rires, de serrements de mains et de baisers, là-bas, dans l’humble
guinguette, sous le sourire du soleil renaissant, dans cette joie
exquise, d’une si infinie tendresse, des toutes premières verdures
frêles et pâles…
Comme ils devaient s’aimer !…
De la jeunesse, de l’amour, des souffles de
printemps, la Seine qui passe en faisant chatoyer sa robe aux
reflets d’émeraude, la tonnelle à étudiants, les canots qui se
balancent au petit ponton : Adeline revoyait tout cela, et
elle précisait le décor, inventait les incidents, frémissait et
sanglotait doucement…
Et ce soir… après la fugue du matin, de
grisette, Lise redevenait comtesse de Pierfort, la grande dame
qu’on lorgne dans sa loge et que chacun admire plus encore pour
l’éclat de son bonheur que pour le charme de sa beauté…
– Je n’irai pas ! grondait Adeline.
Pourquoi irais-je souffrir ?… N’ai-je pas souffert
assez ?… La Veuve a raison : patience, un peu de patience
encore… l’heure approche !…
Dans ce même moment où elle venait de décider
qu’elle n’irait pas, Adeline courait à son cabinet de
toilette ; dix minutes plus tard, elle reparaissait dans sa
chambre, le visage rafraîchi, la physionomie reposée ; à peine
si les yeux avaient un éclat plus fiévreux. Puis, en hâte, elle se
refaisait habiller. Elle était prête enfin, et alors, son regard
tomba sur son revolver.
Non, pas un joujou de jolie femme.
Un bon revolver, de moyen calibre, avec
lequel, mille fois, elle avait percé une planche à quinze pas.
Le revolver et le flacon de strychnine ne la
quittaient jamais.
Seulement, elle gardait le flacon de poison
dans une pochette invisible de son corsage, et mettait l’arme dans
le mignon petit sac, qui contenait aussi son flacon d’essence, sa
boîte à poudre de riz, son porte-monnaie et autres menus
objets.
Il était neuf heures et demie.
À dix heures, Adeline entrait à l’Opéra. La
voyant seule, l’un des inspecteurs du contrôle s’empressa de
l’escorter jusqu’à sa loge, où elle s’installa un peu en retrait la
figure abritée par son face-à-main.
Tout de suite, ses yeux tombèrent sur Gérard
et Lise. Elle ne vit qu’eux deux dans la salle. Il lui eût été
impossible de voir autre chose et de ne pas les voir à l’instant
même. Son regard alla d’instinct et presque magnétiquement à
eux.
Ils étaient dans une loge de face, Lise seule
sur le devant, Gérard un peu en arrière.
Adeline souriait…
Elle sentait qu’elle devait être affreusement
pâle, mais ne craignait pas que cette pâleur fût remarquée.
L’emploi des poudres et des crayons dont elle possédait à fond la
difficile science lui faisait un masque.
Ce masque rose et blanc, avec ses lèvres de
carmin, ce masque, immobile, souriait…
Ses yeux seuls, qu’elle savait à l’abri,
traduisaient l’angoisse mortelle qui la bouleversait.
Parfois, Gérard se penchait vers Lise, et lui
disait quelques mots à l’oreille. Alors, Adeline la voyait sourire.
Et alors, ses mains, à elle, tremblaient. Elle souffrait. Dans son
âme se développaient des lamentations effroyables, sous ce masque
muet et souriant, il y avait des hurlements de mort…
Et alors, pour se calmer, elle s’ingéniait à
détailler la toilette de Lise, toute simple, mais d’une délicieuse
harmonie des soieries roses qui formaient un cadre merveilleux à sa
beauté délicate.
Parfois, Adeline sentait qu’elle ne pourrait
pas tolérer le supplice jusqu’à la fin, qu’elle allait se lever,
courir jusqu’à la loge de Gérard… Mais alors un geste, une attitude
de Gérard et de Lise la clouaient à sa place.
Elle souffrait vraiment plus qu’une femme
ordinaire n’eût pu souffrir.
Ses tempes battaient à grands coups. Une sorte
de folie, peu à peu, l’envahissait. Elle ne savait plus où elle
était, ni depuis combien de temps durait ce supplice. Des pensées
vagues passaient rapidement dans son esprit comme ces grandes
ombres que les nuages, en courant, projettent sur la terre.
Au fond d’elle-même, elle entendit comme un
long et terrible sanglot, et, à ce moment, la toile se baissa
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