Fortune De France
valant bien un soldat, ayant appris en peu de temps à
manier la pique et à tirer l’arquebuse.
Vint
un jour où, à notre grand soulagement, les coups sourds du marteau cessèrent,
et Jonas, émergeant de la chapelle, courbé et couvert de poussière de pierre
jusqu’aux sourcils, fit demander à mon père de venir voir sa gravure et lui
dire s’il en était content.
— C’est
du beau travail, Jonas, dit Jean de Siorac, mais pourquoi avoir gravé si
profond ?
— La
pierre est belle, mais trop douce, et elle s’use vite.
Mon
père poussa un grand soupir.
— Ainsi,
tu as fait de ton mieux pour que dure le souvenir d’Isabelle de Siorac sur
cette terre. Mais, mon pauvre Jonas, cela ne se peut. Dans quelques siècles, on
aura tant marché sur cette dalle que ton beau travail sera effacé. Et Isabelle
ne sera plus rien ici-bas, même pas un nom.
À
cela, dans le feu du moment, Jonas ne sut répondre, mais quelque temps après,
il dit, au Breuil, à Cabusse :
— N’empêche,
Cabusse, dans deux cents ans d’ici, on verra encore ma gravure. Et le passant
qui la lira – sans rien connaître d’Isabelle de Siorac – se dira
peut-être : « Trente et un ans. Bien jeune est morte la pauvrette. »
Et il se trouvera d’avoir un mouvement de compassion. Et moi, alors, je n’aurai
pas perdu ma peine, je serai content.
— Et
où tu seras toi, à ce moment-là ? dit Cabusse.
— Où
que je sois, je serai content.
Isabelle
à peine enterrée, mon père qui, pendant sa maladie, était resté serré en sa
chambre, apparut à la lumière du jour, clignant ses yeux rouges et gonflés, et
vêtu de noir de pied en cap, vêture qu’il ne quitta plus jusqu’au terme de sa
vie. Aussitôt, il se rua avec fureur au travail, et le travail, certes, ne
manquait point.
La
frérèche, je l’ai dit, avait entrepris de doubler la clôture de pieux de
châtaignier qui entourait notre étang d’une muraille hors échelle portant en
son sommet un chemin de ronde et des créneaux. Cette deuxième courtine était
ronde en sa forme et devait se coudre, aux deux bouts, à un châtelet d’entrée,
déjà achevé, sorte de grosse tour carrée et rustique à deux étages, dont le
premier comportait des mâchicoulis défendant une porte à deux battants.
Celle-ci commandait le passage voûté ménagé sous la tour. Si les pétards des
assaillants faisaient éclater ce portail, ils trouveraient à l’autre bout de la
voûte une herse en fer qu’ils pourraient certes branler et tordre, mais en
s’exposant, pris dans la nasse de la voûte, au feu des meurtrières coudées ménagées,
des deux parts, dans l’épaisseur des murs, et aux pierres projetées sur leurs
têtes à partir des trappes.
Quant
aux pièges jusque-là disséminés dans la terre de l’enclos autour de l’étang
– ce qui n’était pas sans danger quand vache ou bœuf vaguait hors du
chemin –, ils furent rassemblés dans la partie circulaire comprise entre
la clôture de pieux et la muraille. On ne pouvait donc, sautant la muraille,
que s’y trouver empêtré et navré.
C’est
grâce à Alazaïs qu’on recruta notre guetteur de nuit, Escorgol. Et d’ailleurs,
c’était son cousin. Il la rappelait par ses dimensions, mais différait fort
d’elle par sa gaieté et ses chansons, et par une particularité inouïe : il
avait été quasi aveugle en ses vertes années, et s’était mis tout d’un coup à voir
clair, sans intervention de barbier ni de médecin, à trente ans – miracle
qui l’avait, disait-il, rendu joyeux, et le garderait en joie jusqu’à la fin de
sa vie, vu qu’un homme qui a vécu au fond d’un puits pendant trente ans ne peut
qu’être heureux quand il émerge à la lumière du jour.
De
son long passage dans cette nuit, Escorgol avait, outre sa gaieté, gagné une
qualité bien précieuse pour un guetteur de nuit : une ouïe
merveilleusement fine. Assis le jour avec nous dans la salle commune, il
pouvait entendre, une bonne minute avant les dogues de l’enclos, les sabots
d’un cheval sur le chemin de terre de Mespech.
Escorgol
avait l’œil brun et pétillant, le nez petit, la lèvre gourmande dans un visage
rond, un peu écrasé, surmonté d’un crâne rond tout à fait chauve. Émergeaient
de cette citrouille deux grandes oreilles dont le haut était pointu et dont le
bas branlait fort quand il riait ou parlait, ce qui arrivait souvent, car il
était plus rieur et clabaudeur qu’aucun fils
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