Fortune De France
de bonne mère dans le plat pays.
Combien
de pierres brutes ou appareillées furent charroyées, en ces temps, de notre
carrière du Breuil à Mespech ! Et combien de pierres, tous, à mains nues
et écorchées, portèrent ou posèrent, grands et petits, hommes ou femmes, selon
la force de chacun ! Tous s’y mirent, sauf Coulondre qui, vu son bras de
fer, menait les charrois, et la Maligou, fort affairée à cuire le pot pour tout
le monde, et enfin Barberine qui, outre Jacquou dans ses bras et Annet dans ses
jupes, avait encore le petit de Cathau à s’occuper, pendant que Cathau, bien
bravette, aidait à Cabusse sur les échafaudages.
Les
mains, certes, ne manquaient pas. La frérèche avait engagé deux carriers à la
tâche pour suppléer Jonas, qui ne pouvait suffire à la demande, étant souvent
sur le chantier le maître d’œuvre et le maçon.
Puis
la vendange et la récolte des noix terminées, tous nos tenanciers accoururent,
donnant la main au reste du domestique : Faujanet, Marsal le Bigle, les
deux frères Siorac, Alazaïs, qui valait deux hommes, et la petite Hélix, qui
n’en valait pas le quart d’un, étant trop occupée à les regarder.
Travaillaient, en outre, les leçons apprises, les trois grands droles du Baron,
le Baron lui-même, mettant bas son pourpoint, Sauveterre, malgré sa boiterie,
et même Catherine et la Gavachette, qui furetaient partout parmi les blocs,
ayant mission de trouver des petits éclats plats pour servir de cales entre les
pierres.
Les
maîtres étant si proches des serviteurs au cours de ce long travail, et
rapprochés encore par la part qu’ils y prenaient, bien savait-on en profiter
pour leur faire tenir quelques petits messages. À sa façon discrète, indirecte
et périgordine, Jonas remarqua, comme en se gaussant, que tant qu’à faire et
pendant qu’on y était, il pourrait bien, avec la permission des messieurs, se
bâtir aussi une maison sur sa grotte, pour que non pas vivre en sauvage toute
sa vie. Mon père n’accueillit pas mal le propos et se laissa aller, mi-sérieux,
mi-riant, à une demi-promesse. Mais Sauveterre, qu’effrayait déjà la dépense de
l’enceinte, lui opposa visage clos et sourde oreille.
En
tout, cela faisait bien vingt-cinq personnes à nourrir tous les jours, et la
Maligou, assez heureuse, au fond, de faire la cuisine en plein air, et de voir
tant de monde, gémissait d’avoir de l’ouvrage à revendre, Barberine ne lui
étant plus que de faible secours, vu que si elle sortait un blanc téton pour
nourrir Jacquou, Annet, tout grandet qu’il fût, se mettait à brailler pour
avoir l’autre, lequel elle lui baillait aussitôt, partageant comme la louve de
Rome entre Romulus et Rémus son lait inépuisable. C’était un spectacle fort
joli que de voir Barberine ainsi tétée des deux bords par ces avides gaillards.
Je m’arrêtais de travailler pour les regarder. J’en étais remué jusqu’aux
entrailles, et presque jaloux, quand je pensais qu’en la fleur de ses dix-huit
ans, elle m’avait nourri, moi, tout comme eux deux, et que j’étais maintenant
si grand drole, apprenant les armes, le latin, l’histoire du royaume et, avec
mon père, les secrets de la médecine.
Siorac
et Sauveterre ignoraient moins que personne que, même ainsi fortifié, Mespech
ne saurait en aucune manière résister à une armée royale pourvue de canons. Ils
l’avaient dit au lieutenant-criminel et ils eurent encore l’occasion de le
répéter à M. de Salis, lieutenant général du Périgord au siège de Sarlat :
sujets loyaux, jamais ils ne fermeraient leurs portes au Roi ni aux officiers
du Roi.
Mais
d’autres périls étaient à craindre. Depuis la mise hors la loi par le parlement
de Paris des réformés, la lie de la populace, ayant reçu permission de voler,
de forcer et d’occire, était sortie comme des cloportes de ses cachettes. Les
brigands et les caïmans, les tire-laine et les vagabonds, les gueux et les
mendiants, issus des bouges puants où ils se terraient, s’étaient formés
hardiment en bandes et, sous prétexte de religion, commettaient sur les maisons
isolées des huguenots les pires cruautés. À vrai dire, ces bandes n’étaient
encore apparues qu’au nord du royaume, et surtout dans l’Anjou et le Maine,
qu’elles dévastaient, mais selon la fortune de la guerre civile, elles
pourraient, à la recherche d’aventures et de nouvelles pilleries, descendre
jusqu’en Guyenne, où ce ne serait pas
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