Fortune De France
larmes, non point tant par ce qu’il dit
que par ce qu’il implique. Quand il fut proche de passer au grand Juge, La
Boétie confia à Montaigne ce sentiment que voici : « Si Dieu me
donnait à choisir, ou de retourner à vivre, ou d’achever mon voyage, je serais
bien empêché au choix. » Paroles qui montrent bien quelle rude route il
avait déjà parcourue pour arriver à la mort, puisqu’il envisageait avec
appréhension de la parcourir une deuxième fois.
Il
mourut le 19 août 1563. Il n’avait pas trente-trois ans. Mon père disait de lui
que c’était « une espèce bien particulière de catholique ». Comme
Michel de L’Hospital, La Boétie avait toujours blâmé comme inutiles et funestes
les bûchers et les prisons contre les nôtres. Il voulait aussi qu’on
« rhabillât » par de considérables réformes les « infinis
abus » qu’il trouvait dans l’Église de Rome, et il pensait qu’à ce prix
seul on pourrait la changer assez pour que les protestants consentissent à y
reprendre place. Car, d’un autre côté, il ne concevait pas qu’il fût possible
dans un royaume de maintenir deux religions côte à côte, ayant observé les
crimes que, des deux bords, la religion autorisait. « Les passionnés des
deux camps, disait-il, sont abreuvés de cette pernicieuse opinion que leur
cause est si bonne... que pour l’avancer il n’y a pas de mauvais moyen. »
Hélas,
il disait vrai, mais le concile de Trente qui, dans le temps où La Boétie se
mourait, vit le pape refuser tout à plat les réformes que lui proposaient les
évêques français, n’allait guère dans le sens que, dans son ardent désir de
conciliation, La Boétie avait souhaité. Mon père remarqua à ce sujet dans le Livre de raison que lorsque La Boétie, en présence de la frérèche, avait
adressé à Geoffroy de Caumont sa pressante mise en garde contre l’esprit de
parti, il avait peint un sombre tableau – toujours vrai à ce jour –
de l’« extrême désolation » où le combat des deux religions ne
manquerait pas de jeter le royaume. À quoi Sauveterre ajouta en note :
« Gardons les yeux ouverts. La guerre entre Français couve sous la cendre.
Nous y allons derechef. »
Depuis
que Cabusse s’était installé au Breuil, et Coulondre Bras-de-fer au moulin de
Gorenne, nos cousins de Siorac, ayant plus de licence à parler que nos
domestiques, se plaignaient de ployer sous les tâches. Escorgol, sa
merveilleuse ouïe tendue, gardait son châtelet d’entrée. Faujanet, tranquille
en son atelier, façonnait à loisir ses tonneaux. Mais à qui revenaient
l’élevage et le débourrage des chevaux, la traite des vaches, l’engraissement
des porcs, la cuisson du pain, le tirage de l’eau, les façons du potager, le
charroyage du grain au moulin, la cueillette du miel, la capture des essaims,
le curage des fossés, et la récolte des noix, châtaignes, pommes et autres fruits,
sinon à trois hommes en tout : Marsal le Bigle, Benoît et moi (c’était
donc Michel le discoureur), quand cinq suffiraient à peine. Je ne parle point
des labours, des foins, des moissons et des vendanges, où tous prêtent la main,
mais de l’infini labeur quotidien du domaine. Trois hommes, ce n’est point
assez, je le dis tout net, et si une bande armée attaquait Mespech comme jadis
les Roumes, on n’aurait pas assez de monde non plus à mettre sur la courtine.
À
ces plaintes, Sauveterre, ménager à l’excès de nos deniers, opposait une
oreille sourde, mais mon père donnait raison à ses cousins, sans les pouvoir
satisfaire, la peste rendant toute embauche impossible. Le hasard, pourtant,
vint à son aide de peu oubliable manière.
J’étais
accoutumé, je l’ai dit, à me lever fort tôt, n’aimant point mon lit quand
j’étais éveillé, et descendant à la salle commune à la pique du jour, avant
même que la Maligou apparût pour allumer le feu et bouillir le lait. À vrai
dire, quant au feu, j’aimais le ranimer moi-même, découvrant sous les cendres
les braises et soufflant dessus à m’époumoner pour les tourner au rouge franc
avant que de jeter dessus des brindilles. Ainsi faisais-je, ce 29 août, dans
Mespech endormi, goûtant le silence de l’heure et le premier chant des oiseaux,
quand j’entendis un léger bruit dans le charnier, pièce fraîche à peine
éclairée par un fenestrou au nord, dans laquelle nos salaisons de chair
pendaient en grande quantité des poutres du
Weitere Kostenlose Bücher