Fortune De France
charger sur son chariot ses deux morts. On y mit aussi celui de Campagnac,
et tandis que mon père achevait de panser les blessés, Puymartin se tint debout
à côté de lui, à le regarder pensivement.
— Baron,
n’est-il pas étrange que vous vous entendiez aussi bien à soigner les gens qu’à
leur bailler des coups d’épée ?
— Il
y a un temps pour tout sous les cieux, dit mon père. Un temps pour tuer et
un temps pour guérir.
— Je
ne connaissais point ce proverbe.
— Ecclésiaste,
chapitre 3, verset 3.
— Ugonau, dit Puymartin en souriant, avez-vous une
citation de la Bible toute prête pour tous les actes de la vie ?
— Certes.
N’est-ce pas la parole de Dieu ?
— Eh
bien, trouvez-m’en une pour mon présent embarras : j’ai perdu deux hommes
alors que les foins et les moissons approchent.
— Il y a un temps pour déchirer et un temps pour
coudre.
— Mais
comment coudre quand manquent le fil et l’étoffe ? Et comment recruter
deux laboureurs pour remplacer ces pauvrets, quand la famine et la peste ont
raflé tant d’hommes jeunes qu’on ne trouve plus en la province un seul
désoccupé ?
— Moi
aussi, j’ai là-dessus un souci à mes ongles ronger, dit mon père, d’autant que
déjà nous étions fort peu à Mespech. (Je remarquai néanmoins qu’il n’offrait
pas à Puymartin de l’aider en ses foins et moissons, comme peut-être il l’eût
fait pour un seigneur huguenot).
Cabusse
s’approcha de la charrette, où mon père achevait de soigner le dernier blessé,
et, l’air fort héroïque avec le pansement taché de sang qui lui entourait la
tête, l’œil fier et la moustache hirsute, il dit à mon père du ton mi-familier,
mi-respectueux qu’il avait adopté avec lui :
— Moussu
lou Baron, Forcalquier, qui n’est que blessé, demande à vous parler en
particulier.
— Que
me veut ce méchant ?
— Je
ne sais, mais il insiste prou.
— J’y
vais.
— Prenez
garde, Mespech, dit Puymartin. Le maraud a peut-être une arme cachée sur lui.
— Mes
droles le fouilleront.
Je
le suivis donc, fort intrigué, ainsi que Samson, mais je notai en me retournant
que François, l’air ennuyé et comme perdu de rêveries, avait feint de ne pas
ouïr les paroles de mon père et s’approchait de Puymartin. Celui-ci étant
cousin de Diane de Fontenac, j’augurai qu’il avait quelques questions à lui
poser sur elle.
Forcalquier
était accoté, tout sanglant, contre le mur du logis de M me de la
Valade, étant blessé dans toutes les parties du corps, hors les vitales. Je me
penchai et, le pistolet contre sa tempe, j’ouvris son pourpoint (car il ne
portait pas de corselet), et le fouillai sans trouver le moindre couteau.
D’ailleurs, ses deux bras pendaient inertes de chaque côté de son corps. Quand
j’eus fini, il fixa sur mon père son œil noir exorbité et dit d’une voix assez
ferme, et respirant fort bien.
— Moussu
lou Baron, j’ai trois requêtes à vous adresser.
— Parle,
traître, dit mon père, debout à une toise de lui, et le considérant avec la
dernière froideur.
— Dans
cette maison contre laquelle je suis assis, vivent cachés les deux capucins que
j’ai chassés de leur logis. Ma prière est de quérir l’un d’eux pour qu’il m’entende
en confession.
— Tu
n’es point déjà à l’article de la mort. Tant s’en faut.
— Si
fait, mais ce sera l’objet de ma troisième supplique. Ma deuxième est de ne pas
permettre à vos soldats de piller ma boutique, ma maison et l’argent qu’ils y
pourraient trouver. Cet argent fut honnêtement gagné du temps que j’étais
honnête. Qu’ils le laissent à ma femme et à mes enfants.
— Accordé,
dit mon père. Voyons ton troisième point.
— Moussu
lou Baron, qu’allez-vous faire de moi maintenant, sinon me livrer à M. de la
Porte, qui va me serrer prisonnier, me panser, me livrer à la question, me
faire juger par le présidial et condamner à mort. Je serai alors éventré tout
vivant, le vit et les bourses coupés, puis tiré à quatre chevaux, pendu,
dépendu, et mes quatre membres coupés, ainsi que ma tête. Tout ceci,
ajouta-t-il avec ironie, non sans un soupçon de cruauté.
— Il
te sied bien de parler de cruauté, méchant ! dit mon père avec
indignation.
— Pardon,
Moussu lou Baron, je tuai mais ne torturai point. La Vierge Marie me l’avait
défendu.
— Que
ne t’a-t-elle défendu aussi de prendre la vie de ton
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