Fortune De France
joue un fort soufflet.
— Mon
Pierre ! s’écria-t-elle, moins effrayée par les coups que par la froideur
de mes yeux.
— Ton
Pierre n’est plus tien, dis-je avec hauteur, et je ne viendrai pas cette nuit
où tu sais. Ni cette nuit ni les suivantes.
Là-dessus,
je lui tournai un dos glacial, et je m’en fus à grands pas sans me retourner
jusqu’à la salle commune, distrait pour un temps de mon humeur sombre par ma
grande querelle avec elle.
Tous
les combattants étaient là attablés, mais rien, hélas, ne ressemblait moins au
repas chaleureux que le matin même, avant la pique du jour, mon père avait par
avance décrit : « Chacun contant à l’autre ses exploits, dont le
bruit retentira longtemps dans nos villages à la veillée. » Car tous
mangeaient, et nul ne pipait mot, sans même que les poulets rôtis en broche au
feu de sarment, et les viandes nombreuses et succulentes, et le vin de la
meilleure année de Mespech arrivassent à délier les langues et alléger le
souci. Car le mort était là parmi nous comme ce matin, mais dans la tour nord-est,
et un grand trou par le milieu du corps. Cabusse et Coulondre Bras-de-fer, qui
avaient connu Marsal le Bigle vingt-quatre ans plus tôt, en 1540, l’année même
où, à la légion de Normandie, il était entré au service des Capitaines,
n’avaient point vergogne à verser continûment des larmes, tandis qu’ils
mangeaient, le nez dans leur écuelle. D’ailleurs, ils se hâtaient, avalant tout
sans rien goûter, et avant la fin du repas, ils demandèrent à la frérèche
permission de se retirer, qui au Breuil, qui au moulin des Beunes, pour
rassurer leurs femmes. La permission à peine donnée, il fallut la donner aussi
à Jonas, « Sarrazine, dit-il, étant grosse et se rongeant de son
absence ».
Ces
trois-là partis, ce fut pis encore. Mon père essaya de faire parler chacun de
ce qu’il avait fait dans le faubourg de la Lendrevie face aux gueux. Il fut
obéi, mais ce furent de mornes récits, le cœur n’y était point, et la fierté
non plus. Dans le bruit qui suivit la requête de mon père, la petite Hélix, qui
servait à table, mais que je n’avais pas regardée une seule fois, se glissant à
côté de moi pour me remplir mon gobelet, me chuchota à l’oreille :
— Mon
Pierre, si tu ne me souris point, je m’en vais incontinent jeter dedans le
puits.
À
quoi je lui répliquai à l’oreille :
— Sotte
caillette, tu gâterais l’eau que nous buvons.
Cependant,
je lui souris, mais d’un seul côté du visage, pour qu’elle sût bien que je ne
lui avais pardonné encore qu’à demi.
Mon
père, voyant cette morosité de notre domestique, était trop fin pour insister
davantage, et lui aussi pressa vers sa fin le dîner, qui avait été conçu comme
un glorieux festin de fête, mais ressemblait davantage à un repas mortuaire,
encore que si Marsal le Bigle était décédé de maladie, les convives eussent
été, le vin aidant, plus échauffés et plus à l’aise. Mais à leur gêne, à leurs
regards détournés, à leur persistante tristesse, on voyait bien que le
sentiment les poignait que cette mort eût pu être évitée, et que mon père avait
conquis bon renom public et picorée secrète (mais à qui de nos gens avait-elle
échappé ?) sur le dos de ses serviteurs.
À
la Lendrevie, mon père, expliquant les forcements après la prise des villes,
avait dit à Cabusse que lorsqu’un homme a ôté la vie, il lui vient grande envie
de la donner. Outre que la petite Hélix, pour les avoir appris de la Maligou en
cachette de sa mère, connaissait les herbes et « où les mettre », je
ne me sentais point l’humeur, cette nuit-là, à lui donner quoi que ce fût, mais
bien plutôt à demander tendresse et réconfort à la douceur de ses bras. Mais
elle ne l’entendait pas ainsi, et à force de tortillements et de baisotements,
elle eut ce qu’elle voulait, mais une fois seulement, et comme bientôt après,
elle se tortillait derechef, je lui dis rudement de se tenir quiète et sans
mouvoir, et si faire se pouvait, non plus sans parler, car je n’avais guère le
cœur à ces jeux.
— Mon
Pierre, dit-elle (car il ne lui était pas possible, en effet, de langue
longtemps tenir), qui te rend donc si triste ?
— Le
tout de cette expédition, dis-je, du commencement jusqu’à la fin.
— La
mort de Marsal le Bigle ?
— Aussi.
— D’avoir
tué trois hommes ?
— Aussi.
Le troisième surtout,
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