Fortune De France
de qui j’ai dû tirer mon épée du corps.
Elle
voulut poursuivre, mais je lui dis de cesser ses questions, et aussi ses
sournois remuements, et de me laisser à moi seul. Ce qu’elle fit, mais n’étant
point accoutumée à tant de silence et d’immobilité, elle s’endormit.
Elle
était fort douce et chaude dans mes bras, et toute à moi jusque dans son
sommeil. Mais comment aurais-je pu lui dire que ce qui me serrait le nœud de la
gorge, ce n’était point tant Marsal le Bigle ni mon gueux encloué, qu’entre
Forcalquier et mon père cet « étrange marché », par lequel mon héros
me paraissait moins grand ?
CHAPITRE XII
Deux
mois avant notre expédition contre le Baron-boucher dans le faubourg de la
Lendrevie, avait commencé, la paix revenue, ou semblant l’être, et ne l’étant,
à la vérité, qu’à demi, une extraordinaire chevauchée de Catherine de Médicis
et de Charles IX à travers le royaume entier. Chevauchée de plus de deux
années durant lesquelles la régente et le jeune souverain, suivis et précédés
d’hommes d’armes et accompagnés des ministres, des principaux officiers royaux
et de la Cour, paraissaient vouloir transporter le Louvre de province en
province, au grand ébahissement de leurs sujets qui, certes, n’avaient jamais
vu tant de soie ni tant d’or sur tant de créatures de Dieu, mais aussi à leur
grand chagrin, car partout où cette troupe magnifique était apparue, on ne
trouvait plus ni chair, ni œuf, ni grain, le plat pays, derrière elle, étant
aussi dévasté qu’une forêt après le passage des hannetons.
Au
milieu de cette Cour en transhumance, et colorées comme des fleurs en leur
brillante vêture, quatre-vingts demoiselles d’honneur, choisies pour leur
beauté, faisaient à Catherine de Médicis un radieux cortège. Bizarrement, on
les appelait « l’escadron volant ». Pourtant, quel que soit ici le
sens du mot voler, elles ne volaient rien, sinon les cœurs. Et bien loin non
plus de planer dans les airs comme des anges, elles descendaient, quand il le
fallait, aux dernières faveurs, pour servir, auprès des hommes, les desseins de
leur maîtresse ; découvrir une intention, surprendre un complot, infléchir
une volonté. Agents secrets, espions d’État, Machiavels en cotillon, elles
avaient la cuisse non pas légère, mais politique, et payaient les confidences
de leurs ravissantes personnes, consentant à être les moyens somptueux d’une
fin que seule la Reine mère décidait. C’est l’une d’elles, Isabelle de Limeuil,
qui, visitant le prince de Condé en la prison où on l’avait serré après la
bataille de Dreux, lui avait à ce point bouché les yeux de ses deux beaux
tétons qu’il avait signé sans rien voir ce fâcheux édit d’Amboise, que Calvin
et les huguenots de conscience lui avaient amèrement reproché.
Les
nôtres qui, après tant de bûchers et d’assassinats, attendaient toujours le
pire et suspectaient les apparences, se demandaient quels étaient le but ultime
et le dessein secret de cette brillante cavalcade sur les poudreuses routes de
France, par les chaleurs écrasantes de l’été 1564, le royaume se relevant à
peine, malgré le dit charmant de Ronsard, pour qui :
Le Français semble au saule verdissant,
Plus on le coupe et plus il est naissant,
Et rejetonne en branches davantage
Prenant vigueur de son propre dommage.
Beaux
vers, quelque peu menteurs et flatteurs, la France étant encore fort travaillée
des mutilations de la guerre civile, de la famine et de la peste. En dépit de
ces ruines et de ces morts qu’on avait à peine le temps d’enlever sur son
passage, la Reine désirait-elle montrer la France à Charles IX, en même
temps qu’elle voulait montrer aux Français le jeune Roi qui régnait sur
eux ? Ou, prêtant, de ville en ville, une oreille aux huguenots et une
autre aux catholiques, entendait-elle, après avoir ouï tant de réciproques
griefs, pacifier ses sujets en maintenant entre eux une balance égale ?
On
pouvait en douter. Non que les petites concessions à notre cause manquassent.
Charles IX tançait parfois les parlements et les gouverneurs qui excluaient les
religionnaires des dignités publiques. Aux réformés de Bordeaux, il permit de
ne pas parer leurs maisons au passage des processions, et les dispensa, en
justice, de jurer par saint Antoine. Pourtant, au fur et à mesure que la
chevauchée royale progressait, les restrictions à
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