Fortune De France
l’écho de cette plainte. Elle
ne vous serait jamais pardonnée.
— Mais
à la vérité, dit Siorac avec un fin sourire et les yeux pétillants, vous pouvez
rassurer monsieur le Vicaire général. Nous oyons la messe, ici même, grâce à
cet orifice dans le mur, qui débouche dans notre chapelle au-dessous, de nous,
dans la tour. Nous baillons cinq sols, chaque dimanche, au curé de Marcuays
pour nous la venir dire sur le coup de midi. Mme de Siorac, les enfants et tout
notre domestique y assistent au rez-de-chaussée, et nous, nous l’écoutons de ce
cabinet où mon frère est retenu comme vous savez, par ses incommodités.
Sauveterre
ne se trompait qu’à demi. Henri II (ou plutôt, ceux qui le dirigeaient, car
il ne fut qu’un toton dans leurs mains) n’arriva pas à introduire dans le
royaume une inquisition à l’espagnole, bien que le Pape l’en suppliât : la
résistance des grands corps de l’État fut trop forte. Mais il multiplia les
édits et créa au Parlement de Paris la sinistre chambre ardente qui emprisonna
à la Conciergerie un grand nombre de réformés avant de les traîner sur des
claies, de leur prison à la place Maubert. Là, on les attachait à des potences
dressées la veille et on allumait un grand feu dedans lequel lesdits
prisonniers étaient brûlés tout vifs, leurs corps consumés et convertis en
cendres.
Je
trouve à cette époque, dans le Livre de raison de mon père, un écho des
discussions continuelles au sein de la frérèche sur la question de savoir si elle
devait ou non se déclarer ouvertement pour la Réforme. Sauveterre pensait que
les temps requéraient que la frérèche signât sa foi de son sang. Siorac tenait
au contraire qu’en se prononçant au plus fort des persécutions, ils ne feraient
qu’ajouter à la liste des martyrs, sans aucun profit pour la cause. Il valait
mieux, selon lui, attendre que le parti des huguenots fût plus fort dans la
province et dans le royaume, afin qu’il eût alors quelque chance de triompher
de ses ennemis.
Si
Sauveterre avait été seul, il me semble qu’il aurait pris sa croix sans plus
attendre, et couru franchement à la mort, tant la dissimulation lui pesait, et
tant il bouillonnait de voir, assuré qu’il était d’avoir raison, s’étaler
partout, sans les pouvoir dénoncer, les erreurs des papistes. S’il ne le fit
pas, ce n’est point par peur du bûcher, car cet homme qui était si âpre ménager
des deniers de Mespech tenait pour rien sa vie terrestre, mais par crainte
d’accéder seul, et sans son frère bien-aimé, aux félicités de la vie éternelle.
Je lis en marge du livre de mon père une très touchante note de Sauveterre,
datée du 12 juin 1552 : « Je me suis levé ce jour d’hui à cinq
heures, et j’ai regardé par la fenêtre le ciel pur, le soleil brillant sur les
frondaisons, les oiseaux chantant par milliers. Et pourtant, qu’est-ce que tout
cela, en comparaison du bonheur et de la gloire que nous aurons auprès de
Notre-Seigneur, quand nous aurons laissé céans notre corps ? Ah, Jean,
comme tu tardes ! Certes, je sais que quitter Mespech et les tiens te
serait une occasion de tristesse selon la chair, mais vois ce que tu laisseras
ici, et songe à ce que tu recevrais là-bas. »
À
quoi mon père, toujours par écrit, répond le jour suivant : « Nous
n’avons pas conquis Mespech sur le loup pour le laisser dévorer par le
louveteau, ainsi que mon épouse et mes enfants bien-aimés, François et
Pierre. » C’est là le premier passage où je suis mentionné sur le Livre
de raison, en compagnie de mon aîné.
Poursuivant
sur le papier ce dialogue, mon père trouve plus loin à son ajournement une
raison qui dut toucher Sauveterre davantage : « Il est dit dans le
Livre saint : Si tu obéis à la Voix du Seigneur, bénies soient les
portées de tes vaches, bénies soient ta corbeille et ta huche. Et certes,
de ce côté, nous n’avons pas à nous plaindre à Mespech. N’est-ce pas là preuve
que notre maison est reconnue pour celle de Dieu, puisqu’il la fait grandement
prospérer en ce monde, comme il est promis en son Écriture ? Nous faut-il
donc tout détruire de ce qu’il a construit, et ruiner nous-mêmes notre toit,
notre lignée, nos gens et nos troupeaux, en nous livrant au bûcher, et Mespech
aux papistes ? Non, mon frère, nous ne devons la vérité de notre cœur qu’à
Dieu – et aux ennemis de Dieu, comme nous avons fait jusqu’ici,
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