Fortune De France
sans danses, ni
chants, ni jeux, ni gaspillage de chandelles, ce qui fâchait ma mère, qui eût
voulu plus de gaieté et plus de pompe.
Il
est vrai que la frérèche, malgré sa prospérité, n’avait pas tant de raisons de
se réjouir. La persécution d’Henri II contre les réformés ne s’était point
relâchée, bien au contraire. Sur son ordre, on s’attaquait maintenant à des
personnages notables, qu’on avait jusque-là épargnés.
Pour
la plupart des Périgordins, le Roi était un personnage lointain que nul, sauf
quelques nobles, ne verrait jamais et qui comptait peu dans leur vie
quotidienne, sauf au moment où les officiers royaux exigeaient d’eux la taille.
Mais pour les réformés qu’il foulait sans merci, Henri II avait tout
autant de réalité que les brodequins, l’estrapade, le chevalet, la flamme qui
jaillissait des fagots ou la fumée qui répandait sur les villes l’odeur infecte
de la chair brûlée.
Je
vois dans le Livre de raison de mon père que les réformés ou ceux qui se
cachaient de l’être s’interrogeaient sur le caractère d’Henri II. Mais en
réalité, ceux qui l’avaient approché concluaient qu’il n’y avait rien à
comprendre. Affectueux comme un jeune chien, très attaché à Diane et à
Montmorency, à ses enfants et même à sa femme, Henri II, à trente-huit
ans, était un grand garçon, barbu et prognathe, qui ouvrait à demi sur le monde
des yeux vides. Il n’était cruel que par manque d’imagination. Dix ans de règne
l’avaient laissé tel qu’il était quand on l’avait arraché en larmes des bras de
son père mourant. Il excellait à la paume, à la chasse, et aux joutes, mais son
esprit ne s’était jamais éveillé, et il demandait aux autres ses idées, même
les plus simples.
Le
Roi considérait la Réforme comme « une maladie de peste ». Mais cette
métaphore n’était même pas de lui. On la lui avait soufflée. Il disait aussi
qu’il voulait « voir son peuple net et exempt d’une telle dangereuse peste
et vermine que sont lesdites hérésies ». Mais c’était là le langage des
prêtres et des prédicateurs qu’il avait mille fois entendu et que pour cette
raison il tenait pour vrai.
De
peur que la « maladie » ou la « vermine » ou la
« peste » s’étendît à tout le royaume et menaçât un jour le pouvoir
royal, il fallait l’extirper par les édits, les chambres ardentes, les
emprisonnements, la question et le feu. Les livres qui venaient des frontières
pouvaient aussi véhiculer la contagion : on les brûlait. Et on coupait la
langue aux martyrs protestants les plus résolus, de peur que leur profession de
foi, du haut des bûchers flamboyants, ne contaminât le populaire. Le Roi ne
comprenait pas que la « maladie », malgré tous ces remèdes, pût
s’étendre et trouver des adeptes chez les officiers royaux, les nobles, les
grands seigneurs et jusque dans les Parlements qui étaient censés la combattre.
Dix
ans de persécution n’avaient rien appris au Roi sur ceux qu’il persécutait.
Sans réflexion et sans dignité, il vivait pesamment dans le sillon de ses
habitudes, entre son épouse, Catherine de Médicis, et Diane de Poitiers, âgée
maintenant de cinquante-neuf ans. Les deux femmes, redoutant tout l’une de
l’autre, avaient pris le parti de s’entendre et de se partager le Roi à
l’amiable. Quand Henri oubliait trop Catherine sur les genoux de Diane, ébloui
comme au premier jour par ses tétons sexagénaires, Diane, avec fermeté, lui
rappelait ses devoirs et le poussait dans le lit de son épouse.
En
politique, le Roi, incapable de rien décider seul, donnait une oreille à
Montmorency et l’autre au Duc de Guise. Il aimait mieux le Connétable,
peut-être parce que son instinct devinait chez lui une incapacité presque égale
à la sienne. Mais Guise lui en imposait. Le Roi suivait l’un ou l’autre selon
les saisons, et comme leurs desseins étaient contradictoires, sa politique était
confuse.
Mon
père note dans son Livre de raison qu’Henri II n’avait en réalité
aucun intérêt à rompre, en 1557, la trêve de Vaucelles, puisqu’elle lui
conservait ses conquêtes sur la maison d’Autriche. Mais Guise, qui s’était
illustré en défendant Metz contre Charles Quint, rêvait de donner un nouveau
lustre à sa gloire en défaisant Philippe II d’Espagne. Il avait battu le
père, il lui fallait battre le fils. Guise, dans sa légèreté, oubliait
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