Fortune De France
le
pouvoir ?
— Ah !
Monsieur de La Boétie ! dit mon père en riant, c’est que vous êtes un
catholique hors du commun, et, comme votre intime ami, Michel de Montaigne, un
homme ondoyant et divers : Vous servez fidèlement le Roi, mais en vos
jeunes ans, vous avez écrit une très belle déclamation contre le pouvoir
absolu. Et vous êtes une sorte bien particulière de papiste. Vous oyez la
messe, certes, mais vous êtes antiromain dans l’âme, hostile aux images, aux
reliques, aux indulgences, et partisan de profondes réformes en l’Église. Et
vous poussez si loin l’esprit de conciliation qu’à Agen et Issigeac vous avez
conseillé à M. de Burie tout bonnement de partager les églises à mi-temps entre
catholiques et réformés. Ce qui fut fait.
— Et
n’eut, malgré tout, guère de suite, dit Caumont. Malgré votre modération,
monsieur de La Boétie, et peut-être vos sympathies pour nous, vous n’avez pu empêcher
le massacre de trente des nôtres en la maison d’Orioles à Cahors il y a à peine
un mois. Et mort d’homme n’est-elle pas plus déplorable que la destruction des
statues, des reliques et des croix ?
— Certes,
dit La Boétie, mais une enquête est en cours à Cahors. La Reine mère y a commis
deux commissaires civils. Et n’était-ce pas une mortelle erreur, monsieur de
Caumont, qu’ont fait les vôtres en tuant le vieux Baron de Fumel en son
château ?
— Mais
je n’y suis pour rien, et je n’y étais pas ! dit Caumont en rougissant de
colère. Et vous n’ignorez pas que le Baron de Fumel, d’après ce qu’on m’a dit,
avait fait une braverie à ses sujets protestants en interdisant le prêche d’un
ministre en son domaine.
— On
dit tant de choses ! s’exclama La Boétie. M. de Montluc qui, comme vous
savez, partage avec M. de Burie la lieutenance générale de Guyenne, affirme que
c’est vous, monsieur de Caumont, qui soutenez en sous-main toute la sédition
huguenote dans l’Agenois et le Périgord.
Geoffroy
de Caumont se leva si brusquement que sa chaise tomba à terre.
— Mais
qui est Montluc ? cria-t-il en mettant d’instinct la main à la poignée de
son épée. Une créature de François de Guise ! Un homme qui ne croit ni à
Dieu ni à diable, et ne sert que ses intérêts en prétendant servir le Roi.
Est-il vrai, monsieur de La Boétie, qu’il va recevoir de Philippe II des
fantassins espagnols ?
— C’est
vrai, par malheur, dit La Boétie, et je vois là raison de plus pour vous d’être
prudent.
— Je
vous en prie, Caumont, dit mon père, remettez votre chaise sur ses pieds et, de
grâce, asseyez-vous. Monsieur de La Boétie est notre ami et ne vous donne que
de bons et beaux conseils.
Il
y eut un assez long silence. Caumont se rassit, l’air très rembruni et les
lèvres serrées. La Boétie le regarda d’un air grave, secoua la tête et reprit
au bout d’un moment :
— Monsieur
de Caumont, ne prenez pas à mal ce que je vous dis. Mais votre famille s’avance
beaucoup trop. Votre beau-frère, le Baron de Biron, aurait donné asile à des
huguenots séditieux. Votre aîné, François de Caumont, a fait de l’église des
Milandes un temple, privant ses sujets catholiques de leur lieu de culte,
Montluc a fait de cela un rapport à Catherine de Médicis, à qui cette
usurpation a déplu, comme l’a navrée la mort du Baron de Fumel, dont elle dit
qu’elle va porter le deuil. Il serait peu sage, monsieur de Caumont, de donner
l’impression à la régente, déjà si alarmée de ces tumultes, que nos huguenots
de Guyenne sont des séditieux qui ne songent qu’à se rebeller contre la loi du
Roi.
Caumont,
l’air irrité, ouvrit la bouche, puis se ravisa et se tut, et comme son silence
persistait, M. de La Boétie lui dit sur le ton le plus amical, mais non sans
fermeté :
— Hélas,
monsieur l’abbé de Clairac, je le sais, l’Église romaine est merveilleusement
corrompue d’infinis abus. Je ne mets pas en doute votre sincérité à les vouloir
réformer. Mais qu’obtiendrez-vous par la force ? La répression. Montluc en
a les moyens. Par nature il incline au sang. Et M. de Burie ne pourra toujours
le contenir. Qui pis est, la position des protestants de Guyenne est moralement
faible : Ils demandent au Roi la liberté de leur culte, mais eux-mêmes, là
où ils sont les maîtres, ne l’accordent pas à ceux qui suivent le culte du Roi.
M.
de La Boétie fit une pause et ajouta sur le ton le
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