Fortune De France
guerres civiles par lesquelles la fortune de France fut presque
portée en la terre.
CHAPITRE VII
Étienne
de La Boétie, fils du lieutenant-criminel qui avait aidé la frérèche à acquérir
Mespech, avait été nommé très jeune, en vertu de ses grands talents, Conseiller
au parlement de Bordeaux, et chaque fois qu’il partait visiter en son château
Michel de Montaigne, « son intime frère et immutable ami », il
poussait jusqu’à Sarlat, se reposait deux ou trois jours dans sa maison natale
ou, si la saison le permettait, dans le petit manoir qu’il possédait à une
lieue de la ville, ne manquant jamais, au retour, de s’arrêter à Mespech.
Je
lis sur le Livre de raison de mon père qu’il dîna avec la frérèche le 16
décembre 1561. Le hasard voulut que se trouvât là le cousin d’Isabelle,
Geoffroy de Caumont, aussi acharné huguenot, je l’ai dit, qu’elle était
catholique intraitable.
Ce
qui donnait beaucoup d’intérêt à cette fortuite rencontre des deux hommes,
c’est que la régente, connaissant la grande réputation de sagesse d’Étienne de
La Boétie, venait de l’adjoindre comme Conseiller à M. de Burie, lieutenant
général de Guyenne (mais non point le seul en ces fonctions, hélas !),
lequel Burie avait fort à faire, en ces temps troublés, à accommoder ou
raccommoder tous les sujets du Roi. Le repas, devant nos gens, se passa en
civilités, mais après dîner les messieurs se retirèrent comme à l’accoutumée
dans la librairie de mon père, où brûlait un grand feu, et là l’entretien prit
une autre tournure, Étienne de La Boétie évoquant les émotions qui venaient de
surgir entre catholiques et réformés dans l’Agenais, le Quercy et le Périgord.
Cette
conversation, mon père la transcrivit verbatim le lendemain sur son Livre de raison, tant il aimait l’éloquence qui coulait sans effort des
lèvres de La Boétie, élégante et nombreuse, et substantielle aussi, car le
grain était aussi lourd que la paille était belle. N’est-ce pas pitié que la
mort nous ait ravi si jeune un si clair génie, qui eût pu prétendre aux plus
hauts emplois du royaume et y porter sa sagesse et sa modération ?
Il
apparut vite que La Boétie ne faisait pas ces contes pour rien à la veillée,
mais qu’il avait ès qualités une mise en garde à adresser, sinon à la frérèche,
du moins à Geoffroy de Caumont, qu’il ne cessa de regarder de ses beaux yeux
lumineux, tandis qu’un sourire éclairait son visage assez laid, mais dont on
oubliait la laideur dès qu’il ouvrait la bouche.
— Le
malheur, dit-il avec un sourire, c’est que les hommes ne souffrent pas
facilement les croyances d’autrui. Depuis que Catherine de Médicis et Michel de
L’Hospital ont mis un terme aux persécutions dont vous souffriez, la Réforme
s’est beaucoup renforcée, surtout dans nos provinces du Midi, et vos huguenots,
messieurs, en devenant plus forts, sont devenus aussi plus intolérants. À Agen,
je ne vous apprends rien en vous rappelant qu’ils se sont emparés par les armes
de l’église Sainte-Foy, ont brisé les croix et les autels, rompu les images et
les reliques, brûlé les ornements sacerdotaux et les missels, et ont fait de
l’église un temple dont ils interdisent l’entrée aux prêtres catholiques. Ils
ont agi de même à Issigeac et en maints autres endroits.
— C’est,
dit Geoffroy de Caumont, l’œil sombre et la voix rude, que nous ne pouvons pas
admettre le culte idolâtre rendu par les papistes à ces reliques, à ces croix,
à ces statues, idolâtrie si contraire, comme vous savez, Monsieur de La Boétie,
à la parole de Dieu.
— Mais
si, monsieur l’abbé de Clairac, dit La Boétie avec une douce ironie, il faut
l’admettre, pour peu que vous vouliez que les catholiques souffrent aussi vos
temples dénudés. L’iconoclastie des réformés, outre qu’elle détruit parfois des
chefs-d’œuvre, blesse les consciences de beaucoup de bons sujets du Roi qui ont
mêmes droits que vous en ce royaume.
— Si
ces bons sujets-là avaient l’oreille du Roi, dit Caumont, le sourcil froncé,
ils nous enverraient tous au bûcher. On l’a bien vu sous Henri II et sous
Françoisi II.
— Guise
et les Guisards étaient alors les maîtres, dit La Boétie, mais avec la régence
de la Reine mère, les temps ont bien changé.
Il
ajouta avec un sourire :
— Et
croyez-vous que je vous brûlerais, monsieur de Caumont, si j’en avais
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