Fortune De France
la grande querelle s’en greffa une petite entre les deux frères, non sans
épines pour l’un et l’autre, et qui dura un grand mois. Car Sauveterre, bientôt
assisté du ministre Duroy, revint à la charge. Ils représentèrent quel
déplorable exemple Franchou allait donner à tout le domestique, et en
particulier à Barberine et à Maligou, très attachées encore aux superstitions
papistes et admirant fort Madame en sa rébellion. Cette mauvaise pomme allait
donc gâter tout le panier et créer à Mespech un clan féminin gagné plus ou
moins ouvertement à Isabelle, et qui ne serait sans influence ni sur les
enfants ni sur les hommes. Du reste, si l’on pouvait se reposer sur le
discernement et la discrétion d’Isabelle dans ses rapports avec Pincettes,
celui-ci n’aurait-il pas beau jeu, oyant la naïve Franchou en confession, à lui
tirer du nez tous les vers qu’il voudrait et à en faire rapport aussitôt à
l’Évêque de Sarlat, renseigné ainsi, de semaine en semaine, sur tout ce qui se
passerait à Mespech ?
Ces
raisons persuadèrent à la fin mon père, mais n’ayant pas le cœur à jeter
Franchou sur les chemins (d’autant que, sans penser à mal, il avait un faible
pour elle), il lui trouva une place chez une dame huguenote de Sarlat qui la
traita bien, s’en fit aimer, et en moins d’un mois la convertit. Mon père fut
si heureux de ce dénouement qu’il n’allait jamais à Sarlat sans visiter notre
ancienne chambrière, lui porter un petit présent, et, à sa manière enjouée,
tapotant ses beaux bras rouges, il lui plaquait deux gros baisers sur ses joues
fraîches. Tout ceci innocent et public, et souvent devant moi, mais qui
cependant m’étonnait un peu, car je sentais bien que mon père n’eût pas agi
ainsi à Mespech.
Ma
mère, cependant, de se voir enlever Franchou si peu de temps après Cathau, fut
plongée dans le désespoir, et conçut contre mon père un vif ressentiment. Elle
le poursuivait du matin au soir, et même la nuit, de ses âpres récriminations,
si bien que mon père, évitant sa présence, fuyait de pièce en pièce comme s’il
eût eu à sa queue et ses talons une dizaine de diables. « Tu as bien dit,
Jean, confiait-il à Sauveterre sur son Livre de raison, le sein m’a
caché la médaille, et de cette médaille, voici maintenant le revers. » Ce
fut bien quand, pour remplacer Franchou, la frérèche s’avisa de donner à
Isabelle Toinon, une fille de Taniès, que le ministre Duroy avait convertie. À
peine ma mère apprit-elle qu’on avait placé une hérétique à son service qu’elle
prit celle-ci en horreur et la persécuta, dégorgeant contre elle un milliasse
d’injures, l’appelant « oiselle, sotte caillette, coquefredouille, gueuse,
loudière, ribaude, petit excrément », et j’en passe. Je l’ai vue de mes
yeux, alors que Toinon lui tenait un miroir pour l’aider à se pimplocher, la
piquer au bras d’une épingle, et jusqu’au sang, pour la punir d’avoir bougé. Au
bout d’un mois de ce traitement, souffletée, bastonnée, injuriée et piquée, la
pauvre Toinon, en larmes, fit son paquet et s’en alla.
— Madame,
dit mon père, si vous faites l’enfant, en place d’une chambrière, je vous
baillerai une gouvernante.
Et
on vit arriver à Mespech une vraie montagne de femme, forte huguenote,
moustachue et carrée, l’œil sévère et la bouche serrée, dominant ma mère de
deux bonnes têtes, et accueillant ses injures avec un tranquille mépris.
Pendant deux semaines, ma mère hésita à la souffleter, tant sa large face, si
haut au-dessus d’elle, lui paraissait hors d’atteinte. Mais enfin, par une
belle matinée d’été, en la chambre de ma mère, la bataille éclata.
— Alazaïs,
dit Isabelle, mets cette table là.
Sans
un mot, Alazaïs souleva le lourd meuble comme plume et le plaça où ma mère le
lui avait dit.
— À
la réflexion, dit Isabelle, cet endroit ne me convient guère. Mets-la donc par
ici.
Alazaïs
obéit.
— Ou
plutôt non, dit Isabelle, pose-la plutôt dans ce coin.
Alazaïs
obtempéra, mais quand ma mère voulut derechef lui faire branler la table, elle
dit de sa voix rude :
— Madame,
c’est assez s’amalir. Foin de tous ces caprices. La table restera où elle est.
— Gueuse !
cria Isabelle hors d’elle-même ? Oses-tu bien m’affronter ? Et
saisissant sa canne, elle la leva pour l’en navrer.
Mais
Alazaïs, sans bouger d’une semelle, saisit la canne,
Weitere Kostenlose Bücher