Fourier
au bord de la famine et
que beaucoup de mélomanes dans l’âme n’ont pas accès à l’opéra. En Harmonie,
promet Fourier, le goût et le toucher seront toujours au moins en partie
assouvis 18 . Dans le même temps,
chacun des cinq sens sera l’objet de raffinements extrêmes. L’œil humain, par
exemple, pourra à la fois percer l’obscurité et fixer le soleil ; et l’odorat
de certaines personnes deviendra aussi fin que celui d’un chien de chasse 19 .
La deuxième branche regroupe les quatre passions affectives,
amitié, amour, ambition et parenté (ou famillisme). Ces quatre passions tendent
à rapprocher les êtres : ce sont des impulsions dirigées vers autrui, et non
vers les objets, comme les passions sensuelles. A l’instar des autres, en
revanche, elles varient en intensité selon les individus et selon leur âge. Les
enfants sont en général dominés par l’amitié, les jeunes gens par l’amour, les
adultes par l’ambition et les vieillards par le famillisme. Certains des pires
aspects de la civilisation découlent de ce que les vieillards ont réussi à
imposer « leur » passion au reste de la société. Et si l’ambition trouve
parfois des exutoires pervers dans le monde civilisé, l’amour et l’amitié y
sont constamment contrecarrés par « l’insidieuse » alliance du famillisme avec
l’institution du mariage monogame. Le famillisme ne disparaîtra pas en
Harmonie, mais avec l’abolition du mariage et du lugubre repas familial, il
perdra son caractère répressif.
Si les passions sensuelles et affectives sont frustrées ou
perverties par la civilisation, du moins leur existence ne fait-elle pas de
doute. Les trois passions qui couronnent l’arbre de Fourier, elles, restent
totalement méconnues ou incomprises du monde civilisé. Il s’agit des passions
distributives ou « mécanisantes », ainsi nommées parce qu’elles sont
nécessaires à la satisfaction des neuf autres. Inutiles voire nuisibles au sein
de la civilisation, elles sont appelées à être « les ressorts du mécanisme
social » en Harmonie. Leur action combinée permettra de maintenir les neuf
autres en parfait équilibre, favorisant ainsi la formation des « séries
passionnées », associations de base de la communauté idéale.
La première de ces passions distributives, la Cabaliste, est
celle qui pousse à conspirer, à calculer et à faire des combinaisons. Fourier
l’a vue à l’œuvre parmi les marchands et les agents de change à la Bourse de
Lyon et croit également savoir qu’elle domine chez les femmes, des courtiers et
des hommes politiques. « La Cabaliste est pour l’esprit humain un besoin si
impérieux, qu’à défaut d’intrigues réelles, il en cherche avidement de
factices, au jeu, au théâtre, dans les romans 20 .
» Les philosophes civilisés lui assignent évidemment un rôle perturbateur sans
songer à d’éventuelles fonctions positives; en Harmonie, l’esprit de cabale et
de rivalité exercera dans tous les domaines d’activités sa stimulation au
travail et au perfectionnement.
La Papillonne, ou Alternante, est la deuxième des passions
distributives. Fourier reconnaît en ce penchant pour la variété et le
contraste, pour les changements de décor périodiques, l’une des pulsions les
plus profondes de l’être humain : le besoin de « voler de plaisir en plaisir »,
qui se manifeste, dit-il, environ « toutes les deux heures ». Il s’épanouit
chez les « sybarites parisiens » qui se targuent de maîtriser « l’art de vivre
si bien et si vite ». Ceux qui souffrent le plus de sa répression sont ceux qui
sont tenus par les liens du travail civilisé... et du mariage.
La dernière des passions distributives, celle que Fourier
préfère, est la Composite. C’est la plus passionnée, la « plus romantique », et
la plus « hostile au raisonnement ». Tandis que la Cabaliste est « fougue
réfléchie », la Composite est fougue pure ou « aveugle », exempte de tout
calcul rationnel. Insatisfaite, presque entièrement, dans le monde civilisé, la
Composite aspire à cette sorte de bonheur où se mêlent plaisirs physiques et
spirituels. L’amour est son domaine de prédilection, mais elle peut également
s’associer à d’autres passions. « La composite est la plus belle des douze
passions, celle qui rehausse le prix de toutes les autres. Un amour n’est beau
qu’autant qu’il est amour composé, réunissant le charme des sens et de l’âme.
Il devient
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