Fourier

trivialité ou duperie, s’il se borne à l’un des deux ressorts. Une
ambition n’est véhémente qu’autant qu’elle met en jeu les deux ressorts, gloire
et intérêt. C’est alors qu’elle devient capable de brillants efforts 21 . »
    L’identification et la description des douze passions
fondamentales constituent la base de la psychologie de Fourier, non ses limites
: elles sont comme l’alphabet d’une science grammaticale aux multiples
déclinaisons et conjugaisons, à la syntaxe complexe. Fourier consacre une bonne
part de ses écrits à la description des différentes combinaisons possibles et
de leurs conséquences. Sans entrer dans les raffinements les plus subtils, l’on
peut dire que chacune des passions présente une multitude de nuances, possède
sa propre « gamme puissancielle » d’intensité, et contient en germe des
tendances « subversives » prêtes à éclore lorsque la tendance « harmonique »
n’est pas comblée. L’ambition pervertie ou réprimée peut se changer en rivalité
destructrice, et la passion auditive en amour du bruit; la haine et la jalousie
ne sont autres que les manifestations « subversives » de la passion de l’amour.
    A partir de ces douze passions, Fourier établit une
classification complexe des caractères, qui sert de référence à sa théorie de
l’organisation sociale 22 . Il
prétend que les douze passions jouent toutes un rôle dans la vie psychique de
l’individu. Leur degré d’intensité respectif en revanche varie grandement d’une
personne à l’autre. Chacun est gouverné par une ou plusieurs passions «
dominantes », qui elles-mêmes peuvent prendre différentes formes, selon leur «
tonique » ou nuance. Le Misanthrope de Molière, par exemple, a pour « dominante
» l’ambition, avec pour tonique l’avarice ; le buveur invétéré est un homme « à
dominante de goût, tonique de boisson ». D’après Fourier, la plupart des hommes
et des femmes sont ainsi caractérisés par une passion à nuance unique : ce sont
les « monogynes » ou « solitones », qui formeront le gros des bataillons
harmoniens.
    Plus rares et plus intéressants sont les « polytones » ou «
polygynes », personnalités complexes qui obéissent à plusieurs passions.
Fourier puise généralement ses exemples dans l’histoire : Louis XIV était un «
digyne » gouverné par l’ambition et l’amour ; Robespierre et Lycurgue étaient
tous deux des « trigynes » dominés par la Composite, la Cabaliste et l’ambition
; quant à Henri IV, c’était un « magnifique tétragyne » ayant l’amitié,
l’amour, l’ambition et la Composite pour passions principales. La gamme
complète, des monogynes aux pentagynes, fournit un total de 810 types de
personnalités différents, représentant chacun une combinaison unique des douze
passions de base. Ces 810 types n’épuisent pas le potentiel de l’espèce humaine
(on trouve de très rares hexagynes, heptagynes et omnigynes), mais constituent
ce que Fourier appelle le clavier général : ils représentent le niveau minimal
de diversité psychique nécessaire au maintien de « l’équilibre passionnel »
dans la communauté idéale.
    L’analyse de Fourier est discutable à plus d’un titre : elle est
arbitraire, incomplète, et méconnaît des pulsions aussi fondamentales que la
paresse, la jalousie, ou le besoin d’intimité ; elle réunit sous une même
étiquette des pulsions, des appétits et des goûts de nature et d’origine
apparemment très différentes ; la soif et la faim y sont réduites à de simples
manifestations de la passion du goût ; enfin, certaines de ses catégories,
comme l’ambition et la Cabaliste, se chevauchent. L’on pourrait objecter à cela
que le système de Fourier n’est pas moins arbitraire, et certainement moins
incomplet, que les modèles de la psychologie réductionniste qui peuplent les
théories sociales de l’époque d’êtres économiques, sexuels ou accapareurs.
Notons également que Fourier s’est lui-même longuement attardé sur les
objections que pouvait soulever sa théorie. Non que toutes ses réponses soient
convaincantes. Certaines ont cependant leur intérêt, comme ses réflexions sur
la relativité historique d’une pulsion aussi indéracinable en apparence que la
jalousie 23 . Ses écrits, d’autre
part, fournissent une explication fort cohérente et détaillée de la manière
dont disparaîtraient en Harmonie les instincts d’agression si répandus