Fourier
en
civilisation.
Certains déplorent avant tout la forme que revêt la psychologie
de Fourier. L’auteur a beau faire preuve d’une remarquable intuition, l’utilité
et l’intelligence même de sa théorie des passions sont compromises par son
amour des néologismes, de la taxinomie, et des calculs pseudo-mathématiques. On
ne peut le nier : il arrive que l’élément humain - l’objet de l’étude - manque
de disparaître sous un amas de termes alambiqués et de « gammes puissancielles
». Soulignons cependant que sous le mathématicien, celui qui se veut le futur
Newton des passions, se cache aussi un poète, un écrivain capable d’illustrer
ses taxinomies par de savoureux et authentiques tableaux de la vie quotidienne.
Fourier entrelarde volontiers ses considérations sur les caractéristiques
propres à tel ou tel monogyne d’observations tirées de sa propre expérience :
Ajoutons quelque monogyne d’espèce subalterne et risible :
en voici un qui me parut surprenant. C’était un buveur, un monogyne à dominante
de goût, tonique de boisson; je le vis dans une grande voiture publique, ce
n’était pas un ivrogne fieffé, mais un homme doué d’un instinct merveilleux
pour rapporter au vin toutes les circonstances de la vie. Semblable à ces
mystiques personnages qui voient tout en Dieu, celui-ci voyait tout dans le
vin; par exemple, au lieu de compter le temps par heures et par demi-heures, il
comptait par bouteilles bues ; on lui disait : « Y a-t-il loin jusqu’à tel
endroit ? - Hé ! Le temps de boire quatre bouteilles. » Dans un moment où les
chevaux firent une pause, je lui dis : « S’arrête-t-on ici quelque temps ? -
Hé, comme ça, le temps de boire une bouteille en l’air. » Or je sus que dans
son arithmétique, une bouteille en l’air valait cinq minutes et une bouteille
en assis dix minutes. L’une des deux voitures qui avait les mauvais chevaux
nous dépassa dans une descente, mais il lui cria en raillant : « Bah, bah ! Nous
boirons avant vous » (car où arrive-t-on si ce n’est pas pour boire ?).
Dans les moments où il tenait des conversations à part avec
un de ses pairs, je l’écoutais, il n’était question que de rayons à bouteilles,
de tonneau mis en perce, on commençait à le boire, etc., bref le vin était pour
cet homme un foyer auquel se rattachait toute la nature ; un mets n’avait de
valeur qu’autant qu’il aidait à boire, un cheval ne valait pas tel argent mais
tel nombre de mâconnais en petits tonneaux : quelque sujet que l’on traitât
devant lui, il savait l’adapter au vin avec une finesse de tact et un à-propos
que n’auraient pas eu les beaux esprits. Il n’était pas pour cela ivrogne, mais
monogyne bien titré, bien caractérisé en tonique de boisson 24 .
Comme son contemporain Balzac, Fourier sait déceler les subtilités
de la plus ordinaire des passions, rencontrée dans les plus banales des
circonstances. Ce don alimente et anime la plus sèche des taxinomies.
IV
La pensée européenne post-révolutionnaire évolue
incontestablement dans le sens d’un intérêt de plus en plus marqué pour la
notion de groupe, dans sa double fonction de constituant de la société et de
régulateur des comportements individuels. La plupart des philosophes des
Lumières concevaient implicitement la société de façon atomique, comme un
réseau de relations spécifiques et voulues émanant d’individus libres,
autonomes et rationnels. Une telle représentation ne peut plus convenir aux
témoins du bouleversement social occasionné par l’extermination sous la
Révolution française des paroisses, des guildes et autres groupes sociaux de
base : leur réflexion s’oriente vers les facteurs de cohésion sociale et les
rapports entre personnalité et culture. Des penseurs français aussi différents
que Bonald, de Maistre, Comte et Saint-Simon se penchent au même moment sur
l’étude des liens affectifs non rationnels qui unissent les individus à leurs
communautés de vie, de travail, de prière.
Fourier reste à bien des égards étranger à ce mouvement. Pas
plus qu’il ne s’intéresse à la détermination culturelle de la personnalité, il
ne partage les idées de Bonald et Burke sur le rôle unificateur des traditions
populaires. Il pense que l’individu est modelé par ses passions, que les
affinités de deux Cabalistes, par exemple, ont toutes les chances de
transcender d’éventuelles barrières culturelles. Fourier
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