Fourier
Bastien.
Céliante est une dame âgée et fortunée qui se passionne pour le reprisage. Ce
sera une joie pour elle de remettre à neuf les habits de Bastien. En retour, il
se fera un plaisir d’arroser ses « œillets à parfum de girofles » et de
surveiller ses faisans, tout en vaquant à ses propres activités dans le jardin
et la volière. Enfin, il y a la petite Zoé et son amour immodéré des sucreries.
Blâmée dans le monde civilisé, elle sera recherchée en Harmonie où sa
gourmandise même lui vaudra amis et protecteurs et assurera sa pleine
participation à la vie de la Phalange 42 .
Un certain vertige émane de toutes ces évocations. La vie
phalanstérienne, selon les critères de la civilisation, suit un rythme effréné.
Pour s’accorder à la passion Papillonne, aucune activité ne durera plus de deux
heures. Les arcades grouilleront donc en permanence de travailleurs se dépêchant
d’une salle du Phalanstère à une autre ou bien du Phalanstère aux champs et aux
vergers. Les temps de repos et de solitude seront limités, et en moyenne les
Harmoniens ne dormiront pas plus de cinq heures par nuit. Fourier est convaincu
qu’il ne sera pas nécessaire de prolonger plus avant le sommeil, rendu caduc
par d’excellentes conditions d’hygiène et le système des travaux alternés.
Enfin, il y aura tant de plaisirs à goûter qu’aucun Harmonien ne voudra
demeurer couché après quatre heures trente du matin.
Si les Harmoniens dorment peu, leurs repas seront fastes, et
leur vie riche en festivités et activités ludiques de tous genres. Chaque
Phalange possédera son propre théâtre, et tout Harmonien, de par son éducation,
sera versé en art dramatique, chant et rhétorique. Chacun pourra donc
développer utilement ses talents et assister à des concours où rivaliseront des
milliers d’acteurs, chanteurs, danseurs et musiciens, « dont un seul
aujourd’hui suffit pour enthousiasmer la cour et la ville 43 ». Outre les manifestations théâtrales et
les opéras, on donnera des fêtes spectaculaires pour célébrer l’arrivée des
visiteurs et la promotion des jeunes enfants d’un rang à un autre. Fanfare,
salves et roulements de tambours y annonceront l’accueil des voyageurs ou la
distribution des honneurs par les patriarches 44 .
Les journées phalanstériennes seront si pleines qu’au coucher du
soleil les Harmoniens, épuisés et comblés, ne songeront plus qu’à dormir. A
onze heures, quelques lampes brûleront encore dans le caravansérail, mais le
brouhaha de la journée sera depuis longtemps apaisé. On n’entendra plus que les
pas feutrés des veilleurs de nuit arpentant les arcades, surveillant les feux
ou s’assurant du sommeil des enfants et des patriarches 45 .
Ces tableaux de la vie phalanstérienne, par leur charme et leur
fraîcheur, comptent parmi les passages les plus attachants de l’œuvre de
Fourier. Celui qui se prétend « sergent de boutique illettré » à l’imagination
et la subtilité d’un miniaturiste baroque. Il est sensible à l’éloquence du
détail, légèrement ironique vis-à-vis de ses personnages, extraordinairement
précis dans ses inventions mêmes. Conscient d’ailleurs de ses propres facultés
imaginatives, il rappellera dans un accès d’amertume, à ceux des écrivains qui le
critiquent, que son œuvre est supérieure à la leur... même comme fiction :
Eh ! Pitoyables romanciers que vous êtes, ferez-vous jamais
un roman qui vaille le quart du mien ? Si c’est un roman et quand je serais
réduit au rôle de romancier, ne pourrais-je pas défier et battre à moi seul
toute la séquelle romantique, lui prouver qu’elle n’est qu’un amas de pygmées 46 ?
Comme son contemporain Balzac, Fourier a fait naître un monde de
son imagination. Mais il n’aura de cesse que cette vision devienne réalité.
CHAPITRE XIII
L’éducation en Harmonie
Les questions d’éducation et d’instruction des enfants occupent
une place de première importance dans tous les projets phalanstériens de
Fourier 1 . Il sait d’expérience à
quel point l’éducation traditionnelle bride les passions et dénature les
facultés de l’enfant. Si son utopie doit voir le jour, une révision complète du
système éducatif s’impose. Il s’agit d’abord de permettre le développement
illimité de l’individu, la libre expression de ses passions, et la recherche
d’exutoires utiles sous forme de travail productif. Fourier insiste
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