Fourier
l’histoire, si l’utopie est bien le résultat
d’une évolution, l’essentiel de la vision de Fourier reste statique. De plus,
les mutations qu’il évoque ont déjà eu lieu quelque deux mille ans plus tôt :
les fondations matérielles de l’utopie seraient déjà en place depuis la Grèce
antique et le retard s’expliquerait tout simplement par le fait que personne,
avant lui, n’en avait discerné le schéma directeur.
Bien que Fourier ait abondamment commenté cette transition entre
Civilisation et Harmonie, il subsiste quant à la façon de l’accomplir une
ambiguïté de taille. Ses tableaux des différents stades de « mouvement social »
sur terre font toujours apparaître un certain nombre d’états intermédiaires
dont les noms indécis (Garantisme, Sociantisme ou Simple Harmonie étant les
plus courants) ne doivent pas cacher la fonction commune : le passage de la Civilisation
à l’Harmonie peut s’effectuer de façon progressive par la création de
communautés modèles réduites, de petites associations de producteurs,
d’institutions de crédits, de cuisines collectives, etc. Ces communautés ou
associations serviraient à accoutumer les hommes et les femmes civilisés à la
coopération plutôt qu’à la compétition et ouvriraient ainsi la voie à des
expériences associatives plus radicales 21 .
On retrouve dans d’autres écrits, comme le manuscrit intitulé «
Issues des limbes obscures » et dans ses classifications des seize (ou
trente-deux) « issues » de la Civilisation, cette même insistance sur le
caractère progressif de l’évolution 22 .
Or, et c’est pour le moins curieux, toutes ces étapes minutieusement décrites
au fil des pages sous le nom de Garantisme, Sociantisme ou Sérisophie sont en
fait parfaitement superflues : puisque l’humanité possède depuis deux mille ans
les moyens de mettre en place la véritable Phalange qui marquera les débuts de
l’Harmonie, Fourier ne cesse de rappeler à ses lecteurs qu’elle n’est en aucun
cas contrainte, pour l’atteindre, de suivre la voie laborieuse du Garantisme et
du Sociantisme. Il suffit, pour rendre caduques ces étapes, qu’un riche
capitaliste, un prince ou un chef d’État se propose de financer la mise en
place de la première Phalange.
Vu la précarité de leur position dans l’ensemble de la théorie,
il serait quelque peu fastidieux de s’étendre sur les banques rurales, les
fermes modèles et autres plans de « concurrence réductive » et de « commerce
véridique » concoctés par Fourier pour faciliter le passage de la Civilisation
à l’Harmonie. L’on ne peut cependant les passer totalement sous silence car ils
serviront parfois de modèles aux disciples qui voudront mettre en pratique les
idées du maître. Just Muiron, en particulier, cherchera toujours à fédérer les
gens autour de l’idée de « comptoir communal actionnaire, maison de commerce et
de manutention agricole, exerçant l’entrepôt et faisant des avances de fonds au
consignateur 23 ».
Et longtemps après la mort du maître, les différentes
propositions d’associations de producteurs qui, travaillant ensemble pour une
vente commune de leurs produits, continueront d’inspirer les membres du nouveau
mouvement coopératif en France 24 .
Pour le biographe, ces propositions de réformes transitoires
présentent également un autre intérêt : certaines d’entre elles semblent en
effet avoir été conçues très tôt dans la carrière intellectuelle de Fourier,
avant sa grande « découverte » de 1799. Le Traité de 1822, par exemple, propose
un « plan d’une ville de sixième période » en bien des points identique aux
réformes urbaines que Fourier suggérait à la municipalité bordelaise en 1796 25 . Les méthodes de « concurrence réductive
» et de « commerce véridique » datent également des années 1790 26 . Dans tous ces cas, il semble que Fourier
ait cherché à intégrer à son système définitif certaines des idées qui ont
présidé à son élaboration. Quelque réticent qu’il ait pu être à dévoiler la
genèse de sa théorie, il ne peut résister à l’envie de laisser subsister par
endroits dans son œuvre une ou deux traces de ses premiers pas intellectuels.
IV
Les réflexions de Fourier sur la destinée humaine ne se limitent
pas au monde enchanté qu’il appelle Harmonie. Puisque les harmoniens meurent
aussi, et pour ne pas laisser errer leurs âmes, il élabore une théorie de
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