Fourier

que les Florentins, les Niçois ou les
Montpelliérains. L’on cultivera la vigne dans les faubourgs de
Saint-Pétersbourg et les oranges à Varsovie. La fonte de la calotte glaciaire
purifiera la Mer boréale qu’un fluide émanant de la Couronne boréale
transformera en une « sorte de limonade 21 ».
    Cette amélioration radicale des conditions climatiques rendra
possible l’inauguration, par une nouvelle création, de la période d’Harmonie
véritable. A la différence des créations précédentes, qui avaient encombré la
terre d’espèces nuisibles, celle-ci, bénéfique, la peuplera de toutes sortes
d’espèces animales, végétales et minérales inédites, utiles et pleines de
grâce. Si les reptiles, insectes et monstres marins issus des premières
créations subversives étaient les hiéroglyphes de la discorde, les nouvelles
espèces, belles et dociles, refléteront l’harmonie de la nouvelle création. Le
temps venu, donc, les rivières et les mers se peupleront d’anti crocodiles,
excellents moyens de transports fluviaux, d’anti baleines toutes désignées pour
remorquer les vaisseaux encalminés, et d’anti requins, précieux auxiliaires de
pêche. Sur terre également, les espèces dangereuses céderont le pas à leurs
opposées : le terrible lion que craint la civilisation se verra supplanté par
l’anti lion, un « superbe et docile quadrupède » prêt à servir les Harmoniens.
La taille imposante, le pas allongé et l’endurance phénoménale de l’animal lui
permettront d’atteindre, avec ses passagers, des vitesses de pointe de quarante
kilomètres / heure. Souple, aérien, l’anti lion franchira d’un bond fossés,
ruisseaux et barrières sans que ses passagers en subissent plus d’inconfort que
dans une berline bien suspendue 22 .
    L’espèce humaine ne sera pas oubliée : les hommes et les femmes
du nouveau monde mesureront 2 mètres de haut, vivront jusqu’à l’âge de cent
quarante-quatre ans, verront repousser leurs dents, seront capables d’endurer
la douleur physique. Leurs sens se raffineront à l’extrême et ils seront assez
amphibies pour exploiter les fonds marins 23 .
La transformation physique la plus remarquable, qui n’adviendra qu’après seize
générations d’Harmonie, sera la poussée d’un archibras, dont Fourier décrit les
propriétés dans un passage censuré par ses disciples :
    Ce bras d’harmonie est une véritable queue d’une immense
longueur à 144 vertèbres... Ce membre est aussi redoutable qu’industrieux, il
est arme naturelle... L’archibras est terminé par une main très petite,
allongée, aussi forte que les serres de l’aigle ou du cancre... L’archibras à
la nage fait avancer l’homme aussi vite qu’un poisson. Il fouille au fond des
eaux, y porte et assure les filets. Avec son appui, un homme atteint une
branche de douze pieds de hauteur, saute sur l’arbre et descend de même, va
pincer les fruits à l’extrémité de l’arbre et les rassemble dans le panier noué
à l’archimain. Il sert de fouet et de guide à celui qui tient la charrue [...]
Il sert à dompter le cheval mutin ; le cavalier avec son archibras lui noue les
deux jambes. Il sert de même à diriger par la corne tous les bestiaux et
l’éléphant par les défenses. Il dirige les ballons et les ailes. Il est
infiniment utile, et dans le jeu des instruments il double les facultés
manuelles, ses doigts, quoique très petits, étant très extensibles 24 .
    Pourquoi Dieu n’a-t-il pas pensé à doter les hommes d’une telle
merveille à la première création ? La raison en est simple : c’est une arme
trop efficace pour être confiée aux hommes tant qu’ils n’auront pas appris à
résoudre pacifiquement leurs conflits.

III
    Si Fourier est convaincu que l’avènement de l’Harmonie sera
célébré par la création de merveilleuses espèces bénignes et utiles, c’est
qu’il croit fermement, comme il le précise dans la Théorie des quatre
mouvements, que le monde naturel est le miroir des passions :
    ... les propriétés d’un animal, d’un végétal, d’un
minéral, et même d’un tourbillon d’astres, représentent quelque effet des
passions humaines dans l’ordre social, et [...] TOUT, depuis les atomes
jusqu’aux astres, forme tableau des propriétés des passions humaines 25 .
    Cette correspondance entre les passions et l’univers matériel,
qui constitue le noyau de la théorie de l’analogie universelle, s’appuie sur
deux