Fourier
Fourier n’est pas le créateur du monde, car la matière
lui est contemporaine. Il l’a organisée, lui a donné forme, a établi les «
plans » de l’univers selon les « règles mathématiques ».
Quelles sont donc ces règles ? Tout d’abord, celle de
l’attraction universelle. Si les étoiles et les planètes obéissent à la loi de
la gravitation, les passions doivent être régies par une loi identique, et
affirmer le contraire serait accuser Dieu de se contredire lui-même.
La deuxième loi est celle de la distribution sériaire. Lorsque
Fourier écrit, la représentation des mondes animal et végétal se fait sous
forme d’ensembles de hiérarchies fixes divisées en genres et espèces aux
gradations subtiles. Que cet ordre relève de la volonté divine est une évidence
que corrobore l’énorme prestige dont jouissent encore Linné et ses taxinomies 10 . Partant de là, Fourier se contente
d’avancer que si Dieu a créé pour les espèces animales et végétales des séries
d’une telle subtilité, il ne peut qu’avoir prévu l’organisation des passions
humaines. Enfin, le Dieu de Fourier obéit à la loi de l’analogie universelle,
selon laquelle le monde naturel est le miroir des passions humaines. Rien, d’après
cette loi, ne saurait relever de l’arbitraire dans les plans divins. L’univers
est un système unifié, un réseau de correspondances cachées et de hiéroglyphes,
dont chacun donne une image du conflit ou de l’harmonie des passions humaines.
II
« Je vous déclare que toutes les fois que je parle de Fourier,
je distingue Fourier le génie sage et Fourier le génie extravagant 11 », écrit l’un des disciples à un autre en
1832. D’un commun accord, les jeunes gens qui commencent à former un groupe
autour de Fourier dans les années 1830 considèrent que la cosmogonie est
l’œuvre du génie extravagant. Le lecteur du XXe siècle est tenté de leur
emboîter le pas tant la cosmogonie peut sembler au premier abord arbitraire et
fantaisiste*.
* Le terme de cosmogonie désigne une théorie de la création
de l’univers, celui de cosmologie une théorie des lois qui régissent le
fonctionnement de l’univers. Fourier utilise le premier terme pour les deux
théories. C’est en un sens logique puisqu’il ne compte pas moins de vingt-six créations
différentes durant l’histoire de la planète.
Ce soi-disant épigone de Newton commence par nous annoncer que
les corps célestes sont des créatures vivantes, sujettes comme les êtres
humains au cycle de la naissance, de la maturation et de la mort. Androgynes
pour la plupart, ils sont doués de passions et émettent des « arômes »
distinctifs leur permettant de copuler à distance. Fourier s’étend ensuite sur
les tendances sexuelles des planètes et les créations qui résultent de leurs
accouplements, prédit la disparition prochaine de la lune, l’émergence de
nouvelles espèces animales extraordinaires, et s’interroge sur l’existence de «
binivers » et « trinivers » au-delà du nôtre. Il prétend s’intéresser aux
travaux des astronomes de son temps ; or, lorsqu’il se réclame de l’un d’entre
eux, Sir William Herschel, c’est pour nous mystifier en nous annonçant que
l’univers n’est pas, comme nous le pensions, « un monde de feu », mais « un
grand et magnifique monde baignant dans un océan de lumière 12 ».
Il n’est rien d’étonnant à ce que la cosmogonie de Fourier ait
embarrassé les disciples et amusé le profane. Une idée-force s’en dégage
pourtant très nettement : la conviction que la terre est malade, qu’elle a
contaminé l’univers entier, et que la cause en est évidente : depuis deux mille
ans, l’époque de Solon et Périclès, les hommes possèdent les ressources
matérielles nécessaires pour que le chaos et la misère de la civilisation
cèdent la place à un ordre social harmonieux en accord avec les desseins de Dieu.
Or le monde attend toujours. A cause de cette prolongation de la civilisation,
la terre n’est plus capable d’assurer ses fonctions cosmiques ; il émane d’elle
des arômes nocifs, en partie responsables de la mort de Phœbe, la lune, qui
erre à présent dans l’univers comme un cadavre inutile et pâle. Autre
conséquence, la terre ne peut plus fournir au soleil les arômes indispensables
à la poursuite de son œuvre de création ; le soleil se meurt donc aussi et sa
maladie, dont les gigantesques taches solaires de 1816 sont
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