Fourier
18 . »
Mais il n’a guère le choix. Début juillet 1828, il se rend donc à Besançon,
armé de son manuscrit. Clarisse Vigoureux offre de l’héberger et s’occupe avec
Muiron de négocier la publication auprès de l’Imprimerie Gauthier.
Fourier restera huit mois à Besançon, dans la grande maison
qu’habitent Clarisse Vigoureux et ses enfants, rue du Collège. Il ne lui reste
dans la place qu’une seule parente proche : Lubine Clerc, sa sœur, qui l’avait
logé en 1821 avant la publication du Traité de l’association. Mais les beaux
jours de Lubine à l’hôtel des Gouverneurs sont terminés : diligemment secondée
par un capitaine d’infanterie nommé Berthaud, elle a dilapidé presque tout
l’héritage de son mari, sans compter la part destinée à ses filles Cornélie et
Lubine. Après que Berthaud et son frère se furent établis en « maîtres » de la
maisonnée, les deux filles ont quitté Besançon pour entrer dans les ordres :
Cornélie s’est retirée au couvent de Saumur, et la jeune Lubine au couvent
Notre-Dame-du-Roule, à Paris, où Fourier est allé la voir prononcer ses vœux en
mars 1828. Il profite de son séjour à Besançon pour tenter de recouvrer une
partie de la somme due à ses nièces, mais sa sœur n’est guère en mesure de les
dédommager, et il tempête en vain contre « son inconduite scandaleuse 19 ».
Fourier passe une grande partie de son temps en compagnie de
Just Muiron, qui s’occupe de le distraire et de le présenter à ses collègues de
la préfecture ainsi qu’à divers notables, dont le philosophe libéral Théodore
Jouffroy*. Muiron, qui connaît l’homme depuis longtemps, espère l’intéresser
aux théories de Fourier ; mais la rencontre est décevante et par la suite
Fourier dira de Jouffroy qu’il est « gangrené par le contact des philosophes 20 ».
* Bien que Jouffroy n’ait jamais pris les idées de Fourier
très au sérieux, il apprécie tout de même la théorie à sa manière. Voir sa
lettre à Muiron du 14 mars 1832, AN 10AS 39 (3) : « Je suis d’accord avec vous
et les Saint-Simoniens sur la situation actuelle de l’humanité, nous ne
différons que sur la bonté du remède que vous et eux proposent, c’est-à-dire
sur la doctrine sociale de l’avenir... Monsieur Fourrier [sic] a-t-il trouvé ce
dogme nouveau ? Les Saints-Simoniens l’ont-ils trouvé ? Je pense que non. Voilà
donc ce qu’il y a de commun et ce qu’il y a de différent entre nous. Du reste
je ne fais pas de comparaison entre la vaste et minutieuse conception de
monsieur Fourrier et à l’édifice à peine ébauché des Saint-Simoniens. Monsieur
Fourrier est infiniment supérieur, mais par cela même il est plus difficile à
populariser. »
La publication de l’abrégé reste cependant l’affaire principale.
Tous les jours ou presque, Fourier se rend à la Maison Gauthier pour relire les
épreuves et apporter quelques corrections de dernière minute. L’un des employés
de l’imprimerie le décrit ainsi :
Il avait la tête moyenne, les épaules et la poitrine
larges, l’habitude du corps nerveuse, les tempes serrées, le cerveau médiocre :
un certain air d’enthousiasme répandu sur sa figure lui donnait l’air d’un
dilettante en extase. Rien en lui n’annonçait l’homme de génie pas plus que le
charlatan 21 .
L’auteur de ces lignes n’est autre que Pierre-Joseph Proudhon,
alors âgé de vingt ans : autodidacte comme Fourier, il travaille comme prote
pour la Maison Gauthier, et en profite pour glaner çà et là quelques
connaissances dans les manuscrits qu’on lui soumet. Il s’intéresse surtout au
langage et à la grammaire, voire à la théologie. Mais la lecture du livre de
Fourier lui fait découvrir un tout autre monde : « Six semaines entières, j’ai
été le captif de ce bizarre génie 22 .
» Proudhon n’est cependant pas homme à rester prisonnier très longtemps et
avant même que le livre ne soit publié, il amuse ses collègues aux dépens de
Fourier ; par la suite, il le critiquera sévèrement tant pour sa conception de
la propriété et sa « détestable » morale que pour la façon dont « Saint Fourier
» est adulé par ses disciples. Proudhon ne se départira cependant pas d’un certain
rapport d’attirance-répulsion envers l’œuvre. Il a quelque raison de pouvoir
noter dans ses carnets, dix-sept ans après cette unique rencontre : « Je suis
le seul interprète que Fourier ait encore eu jusqu’ici 23 .
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