Fourier
le
complimentai sur ses travaux. Après les compliments, dont il ne parut pas faire
grand cas, je risquai mes observations sur les voies et les moyens les plus
propres à la réalisation du phalanstère. Mon avis était que le gouvernement
d’alors ne favorisait point l’évolution d’une réforme sociale qui l’emporterait
; qu’il convenait par conséquent de balayer l’obstacle politique et de chercher
dans la République l’appui qu’on ne devait pas attendre de la monarchie [...].
J’allais continuer, mais le vieillard bondit sur son
fauteuil et m’arrêta tout court : « Vous êtes encore un de ces affreux Jacobins
qu’aucune violence n’arrête [...] Vous ne songez qu’à mettre la société sens
dessus dessous, qu’à faire couler le sang. »
Comme je ne songeais à rien de tout cela, je fus étourdi
par la tuile qui venait de me tomber sur la tête. J’avais espéré un compliment
pour les bonnes intentions qui m’animaient ; je recevais quelque chose de moins
fortifiant. La statue s’était éveillée, le maître s’était fâché. Mme Gatti de
Gamond, qui se trouvait dans une pièce voisine, accourut, me prit par la main,
m’entraîna avec bienveillance hors de la salle du trône, et me dit que M.
Charles Fourier avait des convictions si fortement arrêtées, à la suite de
vingt-quatre ans d’études et de recherches, qu’il ne pouvait souffrir ni les
contradictions ni les conseils.
« Veuillez croire, Monsieur, ajouta Mme Gatti de Gamond,
que M. Fourier ne tardera pas à regretter son emportement. Les grands génies
ont des droits à une grande indulgence; je vous demande d’être indulgent pour
l’immortel auteur de la Théorie des quatre mouvements, pour le plus illustre
des réformateurs. Lorsque vous aurez des observations à produire, des doutes à
dissiper, des éclaircissements à obtenir, je vous prierai de vous adresser aux
disciples du maître, qui vous accueilleront toujours bien et vous donneront des
explications avec plaisir. »
En même temps, Mme Gatti de Gamond me mit en rapport
avec MM. Victor Considerant et Pellarin, qui n’eurent pas de peine à me faire
oublier la violente sortie dont j’avais été l’objet. Ils ne purent s’empêcher
d’en rire et je fis comme eux 36 .
Fourier ne se montre pas toujours aussi dur envers ceux qui
viennent le rencontrer et, d’après Pellarin, il est même capable d’être tout à
fait « charmant à voir et à entendre » lorsqu’il est entouré de disciples ou
d’un auditoire de confiance. Mais il n’est jamais facile à vivre : il a
toujours, comme le note une de ses adeptes, « beaucoup d’absolutisme dans le
caractère 37 ». Et il lui arrive
parfois de faire preuve envers ses disciples de la même férocité qu’à l’égard
de Joigneaux.
Le mois de novembre 1832 est jalonné d’altercations
particulièrement amères à propos du Phalanstère. Il est difficile de
reconstituer exactement les faits ou leur cause, mais il semblerait que Fourier
soit à l’origine du problème, avec sa peur grandissante d’être piégé ou «
réduit en esclavage » par ses propres disciples. Depuis plus de douze ans, il
accumule les dettes à l’égard de Just Muiron et Clarisse Vigoureux. En 1832,
ceux-ci ne sont pas loin de le faire vivre, fait que Fourier ne supporte pas
toujours très bien : « Vous vous étonnez que je parle de mes dettes », écrit-il
à Muiron en février, « je ne les oublie pas, et je me hâterai bien d’y
satisfaire si la fortune me favorise... Quoique vous en disiez, je considère
comme dette tout ce qui doit être envisagé pour tel 38 ». Deux mois plus tard, il s’en prend à Clarisse
Vigoureux, l’accusant de vouloir avec Muiron le tenir en « esclavage 39 ». Mme Vigoureux et Muiron font tout pour
minimiser l’importance de ces accès de rage, et il est parfois malaisé de
rétablir la vérité d’après les documents restants. Mais il semble évident que
la création du Phalanstère n’a pu qu’aggraver le sentiment de dépendance et
d’esclavage dont souffre Fourier : ce sont ses disciples qui ont effectué la
mise de fonds, et ce sont eux qui contrôlent le journal. En outre, Fourier
trouve humiliant de se voir prescrire par ses disciples les sujets et la
manière d’écrire pour ce journal. Il commence à se rendre compte qu’il serait
préférable aux yeux de certains qu’il n’écrivît pas du tout.
Aussi Fourier finit-il par sortir de ses gonds en novembre 1832.
Sa
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