Fourier
ne voulons pas «
courir deux lièvres »; notre emploi est l’art d’appliquer au travail productif
les passions et instincts que l’industrie morcelée ne sait pas utiliser, et que
la morale veut réprimer 25 .
En privé, Fourier est plus vindicatif encore, et ses lettres à
Muiron durant l’été 1832 ne tarissent pas de récriminations contre les «
avortons maladroits à qui notre journal servirait de marchepied pour se former
à nos dépenses 26 ».
Les choses s’enveniment peu à peu entre le maître et ses
disciples durant l’été et l’automne 1832. Il récuse leur édulcoration de sa
théorie ; quant à eux, ils redoutent que ses idées les plus saugrenues, son «
mauvais goût » et son agressivité polémique ne découragent de potentielles
recrues. Il les blâme lorsqu’il découvre, glissés dans leurs écrits, des «
erreurs » ou « préjugés, saint-simoniens », tandis qu’en septembre, à la suite
d’un article de Fourier sur la cosmogonie, les éditeurs interviennent une fois
de plus pour faire solennellement remarquer que « l’art d’associer en fabrique,
culture et ménage est indépendant du phénomène de la création et de tout ce qui
peut se passer à la surface des autres planètes 27 ».
II
Malgré toutes ces frictions, les relations personnelles
qu’entretient Fourier avec ses disciples demeurent relativement sereines durant
les cinq premiers mois du Phalanstère. La simple parution du journal met du
baume au cœur de Fourier et, quelques jours après la mise en vente du premier
numéro, Clarisse Vigoureux dit de lui qu’il semble « rajeuni de quinze ou vingt
ans 28 ». Le charme ne durera pas,
mais, pendant quelque temps du moins, Fourier impressionne ses disciples par
son entrain, son enthousiasme et sa bonne humeur. En août, il est « charmant »,
et Jules Lechevalier parle de l’atmosphère des bureaux de la rue Joquelet comme
de « la meilleure harmonie sociale 29 ». En septembre, Lechevalier toujours évoque un « charmant dîner » où Fourier a
brillé en présence de ses disciples et de plusieurs journalistes, dont Paul
François Dubois, l’un des fondateurs du Globe : « Nous avons beaucoup causé de
Fourier, et celui-ci, présent à la fête, a été vraiment délicieux de verve et
d’esprit. Les philosophes eux-mêmes en ont ri aux larmes. L’harmonien incarné
en avait au seigneur Fénelon 30 . »
Si les disciples assurent la parution régulière du Phalanstère,
Fourier, outre les articles qu’il rédige, contribue à la correspondance et aux
comptes. Cela n’est pas superflu, car l’expérience des disciples en matière
d’affaires ou de journalisme laisse à désirer et les premiers mois sont
difficiles : les abonnés provinciaux se plaignent d’irrégularité dans la
distribution ; la caisse se vide mystérieusement ; des visiteurs curieux vont
et viennent dans les nouveaux bureaux. Fourier semble être le seul à garder la
tête froide au milieu de ce tohu-bohu. C’est souvent lui qui répond aux
questions et doléances des abonnés ; c’est encore lui, avec son œil aiguisé
quand il s’agit de finances, qui découvre le pot aux roses dans l’affaire de la
caisse, et présente au garçon de bureau chapardeur la note détaillée de ses
larcins 31 .
En quelques mois, la rue Joquelet est devenue la Mecque des
disciples de Fourier, mais aussi de leurs amis ainsi que de nombreux inconnus
qui s’intéressent à la doctrine, et dont certains deviendront de vrais adeptes.
On y rencontre aussi des étrangers, comme le jeune Américain Albert Brisbane,
le Roumain Théodore Diamant, l’Allemand Ludwig Gall et l’Italien Giuseppe
Bucellati, qui tous importeront et appliqueront dans leur pays les idées de
Fourier. Il y a encore de simples curieux.
Les réunions fouriéristes n’atteindront jamais le succès de
celles des saint-simoniens, dont Balzac disait en 1830 qu’elles étaient plus
divertissantes que les vaudevilles du Théâtre des Variétés 32 . Mais en 1832 et 1833, les fouriéristes
sont assiégés par ce que Considerant appelle une « légion de pestes et
parasites », dont les allées et venues prêtent aux bureaux de la rue Joquelet
une atmosphère de frivolité qui déplaît fortement à Fourier et à ses disciples
provinciaux de plus longue date 33 .
Muiron, au retour d’un séjour parisien, grommelle contre « la vaine
Joqueleterie », tandis que d’autres disciples de province trouvent à redire aux
« dandies » de la
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