Fourier

au développement d’une idéologie socialiste dont tout
le monde s’accordait à penser que la maturité lui était postérieure. C’est
ainsi qu’en 1905, lorsque Hubert Bougin soutint en Sorbonne la première grande
thèse universitaire sur la pensée de Fourier, il la présenta comme une «
contribution à l’étude du socialisme ». De son côté, dans ses nombreux ouvrages
et articles, Charles Gide, le premier à convertir un nombre respectable de gens
à la lecture de Fourier, parle du maître comme d’un « prophète » ou d’un «
pionnier » du socialisme coopératif 4 .
    Plus récemment, et en particulier après la Seconde Guerre
mondiale, de nouveaux angles de lecture sont apparus. Les écrits de Fourier sur
la psychologie, et notamment son analyse de l’amour et du refoulement, ont été
remis au goût du jour. S’il reste précurseur, ce n’est plus de Marx mais de
Freud (ou du moins du Freud anticonformiste qu’exhument Herbert Marcuse et
Norman O. Brown dans les années 1950 et 1960 5 ).
On commence aussi à se pencher sérieusement sur certains aspects de la
doctrine, comme les spéculations cosmologiques, jusqu’alors considérées comme
preuves de la « folie » de l’utopiste. André Breton n’est pas étranger à cette
réorientation, et son Ode à Fourier (1947) est la première d’une longue
série d’entreprises destinées à arracher Fourier aux griffes de l’économie
politique. Pour Breton, le noyau de la pensée de Fourier ne se trouve ni dans
la critique du capitalisme ni dans le plan d’organisation du travail, mais dans
l’apologie du désir, et la proclamation, malgré contraintes et préjugés
culturels, de l’unité cachée du monde. Breton ne cherche pas seulement à
replacer Fourier dans la lignée des grands visionnaires, il veut aussi en faire
l’ancêtre du mouvement surréaliste 6 .
    Bien que Fourier n’ait jamais été beaucoup lu, son nom était
assez évocateur au terme des années 1960 pour fleurir parfois sur les murs de
la Sorbonne ; en mai 1968, sa statue fut solennellement rendue à son piédestal,
près de la place Clichy. Fourier incarnait alors aux yeux de certains étudiants
militants le défi de l’autorité et la « contestation globale » qui était au
cœur des « événements de mai 7 ».
Mais les années 1970 marquent un tournant : on commence à s’intéresser à la
forme plutôt qu’au contenu du travail de Fourier, à la virtuosité verbale que
dénotent ses jeux linguistiques, au ton exubérant et badin de ses écrits sur
l’analogie. En 1970, Michel Butor publie un long poème, La Rose des vents ,
qui célèbre et reprend sur le mode lyrique la vision cosmologique de
l’utopiste. L’année suivante, dans un essai magistral, Roland Barthes soutient
qu’au cœur du projet de Fourier se loge une préoccupation d’ordre linguistique
: selon lui, Fourier est un « logothète, » un inventeur de langage pour qui
l’écriture était une fin en soi 8 .
    Ces différents points de vue ne sont pas sans avantage. Celui de
Barthes, qui fait de Fourier un autre Flaubert rêvant d’écrire un livre sur
rien, peut ne sembler qu’ingénieuse provocation. Mais l’intérêt pour Fourier
qu’ont suscité des auteurs comme Barthes, Breton ou Butor a permis d’apprécier
les qualités imaginatives de l’utopiste, de mieux cerner sa stratégie
d’écrivain, de prendre en compte les subtilités et les ambiguïtés de son mode
de présentation 9 . La perspective
freudienne a elle aussi porté ses fruits dans la mesure où elle a vu en Fourier
autre chose qu’un censeur du capitalisme naissant selon qui les hommes ne
mangeaient pas à leur faim : la libération instinctuelle et émotionnelle qu’il
postulait était au cœur de sa pensée.
    Pour variés que soient ces nouveaux angles d’approche, ils
gardent un point commun : a-contextualité et téléologie sont presque toujours
de mise. Si Fourier est moins souvent considéré comme précurseur de Marx, il
n’en reste pas moins précurseur de Freud, du surréalisme, ou des préoccupations
linguistiques de l’intelligentsia parisienne du début des années 1970. Ce qui
fait problème dans ces analyses n’est pas tant leur limitation (quel point de
vue n’est pas limité ?) que leur anachronisme. Il n’est pas difficile de
démontrer que beaucoup des idées de Fourier « préfigurent » celles de Marx ou
de Freud. Mais cela ne nous aide guère à approfondir notre connaissance de