Fourier
l’exploration du « nouveau monde social », il peut se comparer à Newton et
à Christophe Colomb, à cette nuance près :
Entre temps, il est bon de rappeler que depuis l’an 1799,
où je trouvai le germe du calcul de l’attraction, j’ai toujours été absorbé par
mes occupations mercantiles, et pouvant à peine donner quelques instants aux
problèmes passionnels, dont souvent un seul exige des recherches soutenues
pendant plusieurs années. Après avoir employé mes journées à servir les
fourberies des marchands, et m’hébéter ou abrutir dans des fonctions
mensongères et avilissantes, je ne pouvais pas employer les nuits à m’initier
aux sciences vraies pour en faire l’application à ma théorie passionnelle 7 .
Pendant toute la période napoléonienne, Fourier demeure à Lyon,
dont il fréquente les banques, les négoces, la Bourse. Ponctuel au travail,
frugal dans ses habitudes, scrupuleusement soigné dans sa mise, il dîne à des
tables d’hôte bon marché et prend chaque matin son verre de vin blanc dans un
petit café de la rue Sainte-Marie-des-Terreaux. Ses distractions sont celles de
centaines d’autres modestes employés des Terreaux : de temps en temps, un spectacle
depuis le poulailler du Grand Théâtre ; à la tombée du jour, une promenade
solitaire le long des quais du Rhône ; une visite hebdomadaire au marché aux
fleurs du quai de Villeroi. Il a quelques amis avec qui partager ses idées et
ses rêves. Au travail, en revanche, il prend soin de se dissimuler derrière le
masque de l’employé modèle : il sait trop qu’une réputation d’intellectuel dans
le négoce, c’est comme une réputation « de Vandale à l’académie, ou de Huguenot
à l’Eglise catholique 8 ».
Bien entendu, Fourier a ses bizarreries et excentricités. Il est
bientôt connu de tout le quartier des Terreaux pour son amour des chats, des
fleurs et des fanfares. Ses connaissances se souviendront de l’air détaché et
préoccupé qui lui venait fréquemment : il lui arrivait d’être si perdu dans ses
pensées qu’il ne savait plus ni quelle saison on était ni quel temps il
faisait. Parfois, aussi, on le voit debout en contemplation devant la grande
carte d’Allemagne affichée à la préfecture de Lyon, l’observant dans le plus
grand détail, plongé dans un profond silence pendant des heures d’affilée. Le
trait par excellence, toutefois, par lequel Fourier restera dans les mémoires
est son imperturbable gravité : jamais on ne voyait Fourier rire. « Au milieu
des plaisanteries de ses camarades et de leurs joyeux propos, se souviendra
plus tard un ami, il conservait un flegme continuel et un imperturbable sang
froid. Il avait une antipathie prononcée pour les diseurs de bons mots, les
faiseurs de pointes et de calembours... Ce n’était le plus souvent que par
quelque saillie, par quelque originale sortie contre les civilisés, qu’il se
mêlait à la conversation : chacun de rire alors ; lui seul gardait sa gravité
et son calme habituel 9 . »
La plupart des amis de Fourier pendant cette période sont des
employés et des courtiers, des gens modestes, avec qui il dîne à la table
d’hôte, fait une partie de dominos ou de billard après le travail, va parfois
en pique-nique sur les rives de la Bedaine, près de L’Arbresle, où l’on poétise
au bord de l’eau. Plusieurs d’entre eux appartiennent aux « Amis du Vieux Coin
», comme on les appelle, qui se retrouvent fréquemment pour dîner ensemble ou
participer à quelque tournoi poétique amateur. Ce « Vieux Coin », que Fourier a
célébré dans un poème publié dans le Bulletin de Lyon en 1805, était
apparemment le nom d’un restaurant ou d’une table d’hôte où lui et ses amis
avaient leurs habitudes 10 . A vrai
dire, peu de ces amis ont laissé la moindre trace dans l’histoire. A l’instar
d’Henri Brun, négociant et amateur de poésie qui fut pendant quelques années le
compagnon de table de Fourier, la plupart ne nous sont connus que par une
lettre ou deux conservées dans les papiers de ce dernier 11 . Quand on les connaît un peu mieux (c’est
le cas par exemple pour Jean-Baptiste Gaucel ou Louis Desarbres, dont on
rencontre de temps à autre le nom dans les archives de Lyon), il s’agit
d’anciens employés ayant réussi à s’établir à leur compte.
Jean-Baptiste Gaucel, commis marchand originaire de l’Aveyron, a
beaucoup voyagé. Sous le Consulat, il habite 81 rue Saint-Côme,
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