Fourier
« cabale philosophique » ? Ni l’éclat de leurs Lumières
ni l’élégance de leur prose n’ont rien fait pour augmenter le bonheur du genre
humain. Serait-il entré dans leurs controverses pour essayer de les comprendre,
il aurait trahi ses dons naturels, et privé du même coup le monde de sa
découverte.
C’est donc sur mon ignorance même que le siècle doit
remercier le sort qui, en m’arrachant aux études pour m’exiler et m’emprisonner
dans les comptoirs de banque, me força à cultiver mon propre fonds, à négliger
les controverses d’autrui pour ne m’occuper que de mes idées et mettre en
valeur le génie inventif dont la nature m’avait doué 28 .
Fourier n’ignorait pas qui il était. Il savait son génie unique,
et totalement étranger à la sagesse conventionnelle de son époque. Il n’avait
rien, au fond, à apprendre, ni de Locke ni de Condillac. Il n’empêche que
quelque chose sonne creux aussi bien dans ses vantardises, un peu laborieuses,
sur le fait d’être un illettré, que dans ses tirades contre les « philosophes
». Ces philosophes, il aurait voulu être reconnu d’eux : il ne comprend pas
pourquoi il n’y parvient pas. De même, il se targue d’être étranger aux cercles
savants, mais c’est pour déplorer aussitôt que, lui qui s’est lancé à
l’exploration d’un nouveau monde scientifique, il faille qu’il soit « poursuivi
par l’indigence » et obligé de passer le plus clair de ses jours dans des «
occupations mercantiles » tristement « triviales et incompatibles avec l’étude 29 ».
IV
Les « occupations mercantiles » qui absorbent, sous le Consulat
et l’Empire, le temps comme l’énergie de Fourier semblent, de prime abord,
avoir été d’une grande diversité. Lorsqu’il arrive de Paris, en 1800, ses
papiers portent la mention « marchand de draps ». Même chose pour ses
passeports, où à la rubrique « profession » est indiqué « commis » ou « commis
marchand de draps ». Nous savons toutefois que Fourier n’a pas passé toute sa
période lyonnaise dans cette capacité. Pellarin, par exemple, note que, sous
Napoléon, Fourier, un temps du moins, travaille à son propre compte. « Afin
d’avoir plus de liberté et plus de temps pour ses recherches, il se fit
courtier-marron, c’est-à-dire courtier sans brevet légal ni cautionnement 30 . » En deux occasions, également, il occupa
un poste dans la fonction publique. En 1811, le préfet du Rhône, le comte
Taillepied de Bondy, le nomme inspecteur-expert en tissu aux entrepôts
militaires de Sainte-Marie-des-Chaînes à Lyon. Fourier n’occupera ce poste que
quelques mois. C’est assez pour faire naître en lui une ire tenace à l’égard du
ministère de la Guerre : treize ans plus tard, en 1824, on le voit encore en
train de relancer le ministère en question afin de réclamer le paiement de
vacations qu’on lui doit toujours depuis ce temps 31 . Par ailleurs, en 1815, pendant les Cent-Jours, Fourier
travaille brièvement au Bureau de l’état civil de la ville de Lyon 32 .
Survolant la carrière professionnelle de Fourier, Hubert Bourgin
note : « Il changea souvent de patrons ; souvent aussi d’occupations. » Selon
Auguste Ducoin, il fut « tour à tour caissier, teneur de livres, expéditeur de
marchandises, rédacteur de correspondance commerciale, courtier 33 ». On en viendrait presque à penser que la
passion dominante de Fourier, aussi bien dans sa vie professionnelle que dans
sa vie sentimentale, aura été celle qu’il nomme la Papillonne. En ce qui
concerne la période lyonnaise, cette impression n’est pas totalement exacte. La
plupart des emplois dont Ducoin dresse la liste, Fourier ne les a occupés que
plus tard, sous la Restauration. Et s’il est vrai qu’il a été par deux fois
fonctionnaire, ce ne furent là que de brefs interludes dans une carrière
commerciale, qui tourne principalement autour de deux pôles : la Bourse du
commerce de Lyon, où Fourier, en sa qualité de courtier sans brevet, passe le
plus clair de son temps, et la maison Bousquet, pour laquelle il travaille,
pendant une grande partie de cette période, comme commis voyageur.
A propos de Fourier courtier sans brevet, il faut sans doute
dire ici un mot de la fonction et du statut du courtier - et de son jumeau
moins respectable, le courtier marron 34 .
Au sens premier et large du terme, courtier désigne quiconque a pour fonction
de faciliter, contre commission, la vente ou
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