Fourier
second mémorandum, celui de 1812. Le premier, intitulé « Sur le
monopole exercé par les agents de change ou courtiers » semble être celui dont
Fourier fit lecture à ses collègues. La seconde version, révisée et plus
succincte, semble avoir été écrite ultérieurement, en vue d’une publication
dans la presse 42 .
Dans l’une comme dans l’autre version, Fourier fait une critique
fouillée du courtage. Il cite les nombreuses banqueroutes frauduleuses dont se
sont récemment rendus coupables, à Paris et à Lyon, des agents de change ou des
courtiers de commerce comme la preuve éclatante que le statut juridique de ces
corps doit être réformé. Il note aussi que le cautionnement de douze mille francs
requis par le gouvernement des courtiers titulaires est « ridiculement bas »
quand leurs charges se négocient en réalité aux alentours de quatre-vingt mille
francs, dont pas un sou n’entre dans les caisses de l’Etat : en cédant le
privilège du monopole pour une somme qui n’a qu’un lointain rapport avec sa
valeur sur le marché, le gouvernement se comporte comme Esaü, dans la Bible,
qui céda son droit d’aînesse pour un plat de lentilles. En venant ensuite à la
défense de sa propre corporation, Fourier explique que les courtiers marrons
ont en réalité rendu un grand service au pays en servant de garde-fou contre
les « intrigues clubbistes » des courtiers en titre : si d’aventure le
gouvernement devait faire appliquer ses propres lois et briser l’échine des courtiers
marrons, cela ne ferait que donner le champ libre aux courtiers en titre pour :
devenir par leur concert d’intrigues les régulateurs du
cours, dont chaque variation tourne à leur bénéfice. Ces compagnies une fois
débarrassées des rivaux se coaliseront dans toute l’étendue de l’empire et
organiseront par leurs menées une fluctuation et un agiotage perpétuel sur les
denrées et les effets publics ou particuliers. Dès lors le bénéfice du commerce
serait presqu’entièrement dévolu aux courtiers, ainsi qu’il est arrivé dans les
périodes de l’agiotage le plus actif 43 .
Si les courtiers officiels n’ont pas encore réussi dans leurs «
machinations désastreuses », c’est uniquement, conclut Fourier, parce que,
nonobstant la loi, il leur faut encore compter avec la concurrence des
courtiers marrons.
Sous la Restauration, alors que Fourier a depuis longtemps
quitté les rangs des courtiers marrons de Lyon, on le voit revenir encore sur
la question du courtage et de ses méfaits. Il a alors pris un peu plus de recul
qu’en 1812 ; il envisage désormais les agissements des courtiers en titre dans
un contexte plus large, celui de la fraude et de l’agiotage en matière de
commerce, dont ils ne constituent qu’une branche 44 . De plus, il sait maintenant trouver dans son passé de
courtier marron de quoi nourrir sa verve satirique : avec sa taxinomie
humoristique des divers types de Bourse, ses parodies du jargon commercial et
sa description tragi-comique de « l’ordre de marche des courtiers dans les
grandes manœuvres de la bourse », l’« Analyse du mécanisme d’agiotage » est
dans ce genre un petit chef-d’œuvre.
Il n’y a peut-être pas, dans les premiers écrits contre le
monopole du courtage, de quoi bouleverser le monde. Du point de vue
biographique, ils présentent néanmoins un vif intérêt. D’abord, grâce à eux, on
perçoit mieux la part d’expérience vécue qui sous-tend la critique plus
générale des institutions et pratiques du commerce que Fourier formulera plus
tard dans des écrits de la maturité comme l’« Analyse du mécanisme d’agiotage
». Ensuite ces lettres et pétitions constituent une des rares occasions dans la
carrière de Fourier où on le voit prendre la plume non pas en théoricien ou
critique social indépendant, mais comme porte-parole d’un groupe, pour la
défense de ses intérêts : à la consternation de ses collègues devant sa fougue
et son incapacité de faire les choses à moitié, on mesure à quel point Fourier
était peu taillé pour un tel rôle.
V
Vingt ans après que Fourier a quitté la profession, le commis
voyageur atteindra l’immortalité littéraire avec le portrait par Balzac de L’Illustre
Gaudissart , le disert représentant en chapeaux, qui en vendant aux hommes
de quoi couvrir l’extérieur de leur tête en apprenait également long sur ce qui
s’y passait à l’intérieur, et qui, incidemment, glissait
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