Fourier
pour un amoureux de la géographie et des
voyages. En cette période marquée par de sévères restrictions sur le droit de
se déplacer, le commis voyageur jouit en effet d’un statut privilégié : qui
d’autre, sauf un soldat, aurait pu, à la fin de l’Empire, dire, comme Fourier :
« J’ai parcouru l’Europe entière 51 » ? On n’est pas en mesure de retracer dans le détail les déplacements de
Fourier pendant cette période, mais il est certain qu’ils l’ont amené à
parcourir la France, l’Allemagne, ainsi que les grands centres commerciaux
d’Italie, d’Espagne et des Pays-Bas. Entre 1800 et 1814, il est aussi allé,
chaque année, à titre de commissionnaire, acheter ou vendre du tissu à l’une au
moins des grandes foires de Beaucaire, Lyon ou Leipzig. Les documents qui
subsistent, à Lyon ou à Paris, indiquent que pour la seule période de juin 1801
à août 1802, Fourier n’a pas fait moins de quatre voyages d’affaires : à la
foire de Beaucaire, à Huningue, à Toulouse et en Allemagne 52 .
C’est par ces voyages, en diligence, ou en péniche sur les
canaux, que Fourier vient à connaître « les coteaux verdoyants de la Saône » et
« les rochers dévastés » des « arides contrées de la Provence », les « villages
propres et bien bâtis de Flandre et de Brisgau » et les « dégoûtants villages
des paysans de Picardie, de Bresse et de Champagne, avec leurs misérables
huttes de terre » et leurs « sales baraques de bois 53 ». Des années plus tard, il lui arrive, dans ses
manuscrits, d’évoquer ces voyages, repensant avec une particulière amertume au
contraste entre la vision que se font poètes et philosophes de « la belle
France » et le pays réel, tel que lui le connaît, avec ce qu’on y voit, ses
bruits, et (surtout peut-être) ses odeurs.
Les ouvriers de ses grandes fabriques, Lyon, Rouen, passent
très apathiquement leur vie dans des galetas puants, où ils sont entassés par
vingtaine et où règne à perpétuité des odeurs putrides qui se répandent au
dehors, infectant l’escalier, la cour et les rues étroites.
Les philosophes peuvent bien parler tout leur soûl du «
perfectionnement des sensations de perception », ils ne se sont jamais promenés
dans…
…ces rues nauséabondes où habite la populace française et
où le bruit des métiers, des marteaux, des querelles et des mendiants, l’aspect
des haillons suspendus, des sales demeures et des travaux ingrats des pauvres,
l’odeur suffocante des cloaques où ils s’entassent, affectent si
désagréablement la vue, l’ouïe, l’odorat et démentent si bien les jactances du
perfectionnement des sensations de perception que nos idéologues trouvent dans
leur belle France !
Ces « hâbleurs de perfectibilité », Fourier voudrait les voir
condamner à vivre le restant de leurs jours dans une petite ville du Midi où
tout ce qu’on peut discerner, en fait de progrès, c’est, année après année, le
lent épaississement de « la croûte antique de matière fécale » qui s’accumule
dans les rues et caniveaux depuis l’origine des temps 54 .
En voyage, Fourier est constamment en train de compter, de
collecter, de classifier. Il emporte toujours avec lui un mètre, afin de
mesurer tout bâtiment ou monument qui attirerait son attention. Selon ses
disciples, dans son vieil âge, il sera encore capable de citer de mémoire ces
chiffres, ainsi que des informations détaillées sur la population, la
topographie ou le climat de la plupart des villes qu’il a eu l’occasion de
visiter au cours de ses années de commis voyageur 55 . Dans ses écrits, toutefois, on ne trouve que peu de
commentaires portant spécifiquement sur les lieux qu’il a visités ou les choses
qu’il y a vues. Presque jamais il ne rapporte directement ses expériences ou
ses observations de voyage. Sa manière est plutôt, à partir du moment où son
utopie commence à prendre forme, de digérer ce qu’il a vu afin de l’incorporer
à son système. Ainsi une construction, due à l’architecte Ledoux, qui l’a
séduit devient-elle un modèle à imiter en Harmonie 56 . Même chose pour les élégants repas que, pour à peine
trente sous, on lui sert en 1808 ou 1809 dans une auberge de Bâle et pour « le
service collectif » rendu par les Kellner, « ces serviteurs des auberges
d’Allemagne [...] qui sont réputés au-dessus de l’état de domesticité » 57 .
Autre exemple : lorsque Fourier veut expliquer ce qu’il
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