Francesca, Empoisonneuse à la cour des Borgia
informée dès qu’il serait prêt, pour qu’il puisse me préciser sur qui le tester en premier.
Que Dieu me pardonne, le pauvre homme devint rouge comme une tomate puis, tout aussi rapidement, blanc comme un linge. Il lâcha le registre, fit malencontreusement tomber sa plume d’oie par terre, se baissa pour la ramasser et ce faisant, se cogna la tête à son bureau. Le choc fit se balancer son encrier, qui se mit à rouler jusqu’au bord du bureau et serait tombé si je ne l’avais rattrapé dans la paume de ma main ; je le remis en place d’un geste délicat.
J’avais désormais toute l’attention de Renaldo. Il me dévisageait, les yeux écarquillés.
— Vous n’en parlerez à personne, n’est-ce pas ? minaudai-je. Les gens se mettent dans un tel état, quand on parle de poison.
— Non ! C’est-à-dire que non, bien sûr, je n’en… parlerai à personne, bien sûr. Qu’attendez-vous de moi ?
— Dites-moi simplement où est parti le Cardinal.
Avant qu’il ne puisse élever d’objection, j’ajoutai :
— Je sais que vous le savez, Renaldo. Je vois bien que vous avez l’œil à tout. Rien ne vous échappe.
J’étais ridicule, à faire ainsi ma coquette ; mais il y a des moments dans la vie où l’on n’a d’autre choix que de faire fi de son orgueil.
Il retrouva quelques couleurs, prit une profonde inspiration et redressa le peu d’épaules qu’il avait.
— Oui, oh, vous savez, je ne fais que mon travail ; mais je le fais bien. C’est capital dans une maison comme celle-ci. Après tout, Son Éminence compte sur moi.
— C’est vrai, Renaldo, c’est très vrai. Comme nous tous. Présentement, je compte sur vous.
Sa pomme d’Adam se mit à tressauter de façon incontrôlée.
— Je n’ai reçu aucune information officielle sur l’endroit où s’est rendue Son Éminence, mais…
— Mais… ?
Sa voix se fit un murmure pressant.
— Des messagers sont venus le trouver au milieu de la nuit. Personne n’a pipé mot. Nous savions tous où il se trouvait, bien sûr, il était avec La Bella. Mais nous n’allions certainement pas le dire.
— Bien sûr que non, l’encourageai-je. Nous savons tous que Son Éminence apprécie la discrétion par-dessus tout.
— Exactement ! J’espère qu’il sait que personne n’a parlé. (Baissant de nouveau la voix, il poursuivit son récit.) Finalement, il est revenu ici à l’aube. Les messagers ont dû le trouver. Il était d’une humeur exécrable, laissez-moi vous le dire, il beuglait comme un taureau. Il a hurlé aux domestiques d’aller vous chercher, vous et le capitaine. Et quand il a appris que vous n’étiez ni l’un ni l’autre ici… On aurait dit le Vésuve entrant en éruption ! Finalement, il s’est habillé et il est sorti… pour se rendre à la curie, je pense, même si je ne pourrais en jurer.
— Il est parti il y a combien de temps ? demandai-je, peinant à dissimuler mon excitation.
Renaldo sembla y réfléchir un temps infini. Enfin, il me dit :
— Il n’y a pas une heure. Est-ce important ?
Cela se pourrait bien… Ou peut-être pas. Borgia ferait tout ce qui était en son pouvoir pour retarder la procédure, mais le pouvoir ultime restait toujours entre les mains d’Innocent. S’il était déterminé à signer l’édit, il le ferait… en supposant qu’il n’avait pas déjà rendu son dernier souffle.
En dépit de la chaleur qui commençait à se faire sentir, j’eus un frisson. Là, dans le terrier de Renaldo, encerclée par les piles de registres, de contrats, de rouleaux de manuscrits et autres objets rassurants de la vie quotidienne, j’avais l’impression de me tenir au bord de l’abîme. Il me semblait presque entendre la terre commençant à s’effriter sous mes pieds.
Tant de vies, tant de souffrances, tout cela dépendant d’un seul événement, qui pouvait survenir d’une minute à l’autre, d’un battement de cœur à l’autre.
S’il vous plaît, mon Dieu…
— Est-ce que vous allez bien ?
De très loin, j’entendis la voix de l’intendant. Il s’était levé sans que je m’en rende compte et m’observait, l’air soucieux.
S’il vous plaît… pour David, Sofia, Benjamin, et tous les autres…
— Signorina… ?
Je sentis vaguement l’inquiétude pointer dans sa voix, et me demandai ce qui pouvait bien la causer.
Soudain, je sus. Derrière lui je vis dans mon esprit une immense et effroyable contrée, ravagée, brûlée, sur laquelle
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