Francesca la Trahison des Borgia
D’instinct je regardai par-dessus mon épaule (au cas où je devrais rapidement prendre la fuite), mais ne vis que le sombre couloir qui allait se perdre dans l’obscurité.
— Ne me dites pas ce que je dois faire ou ne pas faire, jeune homme ! Le jour où vous comprendrez le monde à moitié aussi bien que moi, je…
— Tu quoi ? Tu admettras que je suis capable de penser et d’agir par moi-même ? Et que parfois j’ai raison, et que tu as tort ?
Je retins mon souffle. Dans le meilleur des cas, défier Borgia le Taureau était de la folie, mais oser le faire maintenant — je me demandais sincèrement ce que César espérait accomplir par là.
Mais peut-être avait-il atteint ses propres limites, et ne pouvait tout simplement plus s’accommoder de l’implacable détermination de son père à considérer ses enfants comme n’étant rien d’autre qu’une extension de lui-même.
Pendant un atroce instant, je craignis que les deux hommes (si proches par certains aspects, si différents par d’autres) n’en viennent aux mains. Une guerre ouverte entre eux ébranlerait sérieusement nos chances de l’emporter contre les dangers qui assaillaient La Famiglia de toutes parts. J’étais bien certaine que cela ne leur avait pas échappé, mais je savais aussi qu’il fallait agir prestement, avant que l’un d’eux ne commette un acte impardonnable.
— Le cardinal Giorgio da Costa est le titulus de Santa Maria, n’est-ce pas ?
Le plafond en voûte et les murs de pierre amplifièrent suffisamment ma voix pour les distraire un instant, ou peut-être se réjouissaient-ils de l’excuse que je leur fournissais pour s’éloigner du précipice vers lequel ils se dirigeaient à grands pas. Quelle qu’en soit la cause, père et fils tournèrent tous deux leur attention vers moi.
— Oui, et alors ? aboya Borgia. Il n’avait guère l’air disposé à entendre quoi que ce soit venant de moi, mais je le sentis tout de même curieux. Je repris courage.
— Da Costa ne vous porte pas vraiment dans son cœur. Je dirais même qu’il est bien connu pour être l’allié de della Rovere.
— Tu penses qu’il aide Morozzi ? intervint César. Es-tu en train de dire que ce prêtre fou a en fait trouvé refuge à l’intérieur de la basilique Sainte-Marie ?
— Da Costa est trop malin pour agir de façon aussi voyante. Mais les prêtres qui officient là pourraient être pardonnés de croire qu’ils auraient tout à gagner en prêtant assistance à un individu si fermement opposé à Sa Sainteté.
— Ce n’est pas faux, fit observer César.
— Ce n’est peut-être pas faux, corrigea Borgia. (Il m’examina de plus près, ne parvenant visiblement pas à décider si je méritais un quelconque degré de confiance.) Comment comptais-tu tuer Morozzi ?
— Mon couteau était enduit d’un poison de contact. Quand il s’en est rendu compte, il a pris la fuite.
— Mais tu as tout de même tué quelqu’un ?
Je hochai la tête.
— Un homme de la Fraternité que j’ai pris pour Morozzi. La prochaine fois, je ne frapperai que lorsque je serai tout à fait certaine.
Borgia prit le temps de réfléchir. J’attendis son jugement, sachant que je m’étais défendue du mieux possible, mais bien moins sûre de mon pouvoir de persuasion.
Au bout d’une éternité (du moins me sembla-t-il), mon maître déclara :
— Fais en sorte de joindre le geste à la parole au plus vite.
Je soufflai lentement, mais ma curiosité ne s’évapora pas pour autant. Au lieu de me taire, je lui demandai :
— Pourrais-je savoir ce qui vous intéresse tant ici ?
— Un livre de prophéties, répliqua promptement César en ignorant son père, qui le foudroya du regard. On y décrit les visions d’un moine ermite qui vivait voilà cinq siècles dans un monastère des Carpates. Le livre a été scellé, et il est conservé ici à cause de certains détails troublants… d’exactitude.
Voilà un sujet sur lequel, je l’avoue, je suis partagée. Les bons chrétiens sont censés y croire, n’est-ce pas, puisque la venue de Notre Sauveur n’est rien de moins que l’accomplissement d’une prophétie. Pourtant, la plupart du temps elles me paraissent tendre soit vers l’imposture patentée, soit vers les divagations d’aliénés.
Je me gardai bien d’émettre une quelconque opinion, me doutant que Borgia cherchait à entrevoir l’avenir dans l’unique but de prendre l’avantage sur ses
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