Francesca la Trahison des Borgia
ennemis. Preuve de sa superstition, il prétendait même que moi, j’étais capable de telles visions ; jusque-là je n’avais pas réussi à lui ouvrir les yeux. Mais peut-être n’étais-je pas très convaincante car mes soudaines absences m’interpellaient moi aussi.
— En quoi sont-elles exactes ? m’enquis-je.
— Tu veux une liste ? grogna Borgia. Et sans plus attendre, il me la donna :
— Ce moine prédit, entre autres choses, que les partisans du roi du monde périront par les mains de l’Innocent ; que le fils de France détruira les fils du Temple ; et que le monde baignera par deux fois dans les larmes à cause des déchirements infligés à la Mère.
En quoi je supposais qu’il faisait référence au massacre des Cathares, disciples de celui qu’ils nommaient Rex Mundi, par le pape Innocent iii en 1210 ; à la destruction de l’ordre des templiers par le roi de France Philippe le Bel un siècle plus tard ; et aux deux schismes qui avaient déchiré l’Église et provoqué tant de souffrances à travers la chrétienté.
Je l’admets, cette avalanche de divinations me fit réfléchir.
— Le livre évoque-t-il d’une quelconque façon la situation actuelle ? m’aventurai-je alors.
César acquiesça d’un signe de tête.
— Il dit que lorsque sera venu le temps de la résurrection, le taureau rouge périra sur l’ordre d’un tueur qui n’est pas encore né.
Étions-nous présentement à l’heure de la résurrection ? J’imagine que l’on pouvait légitimement dire qu’avec la fin du Grand Schisme quelques décennies auparavant, l’Église connaissait une période de renaissance. Assurément, le taureau rouge pouvait symboliser Borgia. Mais qu’en était-il de ce tueur qui n’était pas encore né, et si c’était le cas pourquoi aurait-on à se soucier de lui ?
— Nos agents à Ferrare ont enquêté discrètement sur un certain frère dominicain, expliqua Borgia. J’ai envoyé César là-bas pour confirmer ce qu’ils m’avaient rapporté.
Je mis quelques instants à faire le lien : Savonarole, fléau des Médicis et qui était en passe de le devenir également pour Borgia, était né dans une famille aisée du duché de Ferrare.
— Des sources fiables nous ont informés que Savonarole avait autrefois un jumeau, poursuivit César. L’autre enfant (également un garçon) est sorti en premier, mais il n’a pas survécu. Le bébé mort portait des marques indiquant qu’on l’avait poignardé.
— Poignardé dans le ventre de sa mère ? répétai-je, interloquée. Je tentai d’imaginer comment une telle chose était possible. Les femmes ont parfois recours à des mesures extrêmes pour mettre fin à une grossesse non désirée, mais si c’était le cas, comment Savonarole aurait-il pu survivre ? Et d’ailleurs, comment la mère aurait-elle survécu aussi ?
— Vous pensez qu’il a tué son jumeau ? hasardai-je d’un ton incrédule. Avant la naissance ?
— Il semblerait que oui, rétorqua César, qui paraissait accepter cette possibilité sans sourciller. La famille a étouffé l’affaire, bien entendu, mais mes hommes ont retrouvé une vieille sage-femme qui nous a révélé la vérité.
Contre une coquette somme, présumai-je. Agitez suffisamment d’or sous le nez des gens (parfois il est surprenant de voir combien peu est nécessaire), et ils vous diront tout ce que vous voulez.
— Mais enfin, comment un bébé encore dans le ventre de sa mère parviendrait-il à poignarder son frère ? insistai-je.
Borgia haussa les épaules, comme si ce détail était sans importance.
— Qui sait de quel moyen démoniaque il aura usé. Ce qui compte, c’est que nous savons maintenant avec certitude d’où vient la plus grande menace pour moi.
Non d’Espagne et de ses puissants souverains, ni de Naples, ni de della Rovere et de son allié, le roi de France ? Le pape croyait-il vraiment qu’un moine fanatique était plus dangereux que tous ses autres ennemis réunis ? En y réfléchissant, il y avait une certaine logique à cela. Tout le reste (l’Espagne, Naples, la France) était de la politique, un sujet que Borgia maîtrisait depuis toujours. Mais l’appel à la purification lancé par un homme croyant vraiment être guidé par Dieu… c’était une autre affaire.
— Savonarole n’oserait jamais s’attaquer à mon père directement, reprit César, pas même à travers Il Frateschi. Mais il n’hésiterait
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