Francesca la Trahison des Borgia
présent, j’en suis sûre, répondit Sofia, et Luigi est bien trop malin pour qu’on puisse remonter à lui avec la villa. Ce n’est pas la fin de Lux, de cela tu ne dois pas douter, Francesca.
Je priai pour qu’elle ait raison tout en prenant conscience, assise dans la nuit qui m’enveloppait, que quelqu’un nous avait trahis. Quelqu’un qui connaissait suffisamment bien Lux pour savoir l’heure et le lieu d’un rendez-vous tenu secret, et avait cherché à nous détruire.
Et que ce même quelqu’un chercherait de nouveau à le faire, à moins que moi, Francesca Giordano, l’empoisonneuse du pape, je ne l’en empêche.
3
Sofia et moi restâmes cachées en dehors de Rome jusqu’à l’aube. Une fine bruine s’était mise à tomber lorsque nous rejoignîmes le flot des négociants, voyageurs, commerçants et badauds qui se dirigeait par la via Flaminia vers les portes de la ville. L’humidité ambiante ne suffisait pas à contenir la poussière qui s’élevait en tourbillons au passage de tant de chevaux, charrettes, bottes. Elle restait ensuite à un mètre au-dessus du sol, telle une brume rougeâtre, s’épaississant à mesure que nous approchions de la ville.
En bonne route romaine, celle que nous suivions était plate et bien droite, et longeait de gracieux peupliers et des ronces serrées bordant des champs de céréales en pleine maturation et des vignes qui seraient prêtes à être vendangées d’ici à quelques semaines. Le croassement des corbeaux se mêlait avec plus ou moins de bonheur au couinement des roues de chariots, au cliquetis des harnais, et même, s’élevant agréablement au-dessus de nous, à l’air de luth qu’un troubadour hardi avait décidé de nous offrir. Il était en train de nous chanter (quoi d’autre ?) une chanson d’amour, évoquant l’amour voué à la ruine de Troïlus pour Cressida, lorsque dans mes narines je sentis que nous étions arrivées à destination.
Comment vous décrire le parfum de Rome ? Il m’est arrivé d’en entendre parler en termes blessants, par des êtres qui cherchent à faire preuve de raffinement mais ne réussissent qu’à passer pour des malotrus. Pour moi c’est un parfum comme il n’en existe nul autre, composé à parts égales d’une odeur de bois brûlé, de limon, de fumier, de sueur et d’une note terriblement entêtante, que je n’arrive pas à identifier mais qui s’immisce jusque dans mes rêves. Les rares fois où je suis obligée de quitter la ville (pour de brèves périodes, Dieu merci), je parviens à calmer mon inévitable mal du pays en reniflant l’un de mes vêtements qui, même nettoyé, garde la mémoire olfactive qui n’appartient qu’à Roma.
Avec la fin du Grand Schisme quelque huit décennies auparavant, la ville avait repris la place qui lui était due au centre de la chrétienté. La Rome dont les anciens se souvenaient comme d’un amas de taudis et de baraques branlantes était en train de se transformer à une vitesse étonnante en la plus grande métropole d’Europe. Tels des champignons, semblait-il, sortaient de terre de magnifiques palazzi de marbre travertin, dont la glorieuse palette de rose, de violet et de doré faisait oublier bien vite les nuances ternes du torchis. Quant à l’air saturé de poussière et de saleté, aux rues parfois totalement impraticables, à la cacophonie ambiante, quelle importance cela avait-il vraiment, dans le grand ordre des choses ?
Sofia et moi nous séparâmes près du pont Sant’Angelo.
— Sois prudente, me pressa-t-elle en m’étreignant.
Malgré les épreuves que nous venions de traverser, elle paraissait forte et déterminée, même si je sentais l’inquiétude pointer dans ses yeux. Nous savions toutes deux que notre répit serait de courte durée. Notre soif de connaissance, cet esprit moderne auquel nous autres membres de Lux étions entièrement dévoués, était à l’époque comme aujourd’hui farouchement combattu par des forces déterminées à ce que le monde reste empêtré dans le voile de l’ignorance et de la superstition. Elles frapperaient à nouveau, ce n’était qu’une question de temps.
— Toi aussi, répliquai-je en lui rendant son étreinte et en regrettant, non pour la première fois, de la voir retourner au ghetto juif. Le flot des réfugiés expulsés d’Espagne par Leurs Majestés très catholiques, le roi Ferdinand et la reine Isabelle, occupait à présent totalement le dédale de rues
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