Francesca la Trahison des Borgia
étroites et de passages sinueux construit sur des marécages que le Tibre venait régulièrement inonder. La propagation des maladies, ainsi que le sentiment de désespoir que l’on ressentait partout là-bas, me rappelaient à chaque visite certaines scènes de La Divina Commedia de mon cher Dante.
Avec la mort fort opportune d’Innocent viii, les juifs avaient passé un marché avec Borgia. En échange d’une petite fortune (certains parlaient de quatre cent mille ducats d’argent versés), dont Borgia s’était servi pour acheter son élection à la papauté, ce dernier tolérait leur présence à Rome, et par extension, dans la chrétienté.
Plusieurs mois s’étaient écoulés depuis et les conditions de vie dans le ghetto s’étaient quelque peu améliorées, à mesure que des réfugiés étaient partis vers d’autres destinations, et que ceux restés là avaient enfin pu s’autoriser à se sentir en sécurité, tout en sachant pertinemment que leur situation pouvait changer du jour au lendemain. J’avais proposé à Sofia d’user du peu d’influence que j’avais pour lui trouver un logement en ville, mais elle m’avait opposé un refus catégorique, faisant observer qu’elle ne pourrait continuer à exercer son métier si elle allait s’installer là où la guilde des apothicaires chrétiens tenait le haut du pavé.
Elle resta dans mes pensées longtemps après que je l’eus perdue de vue, alors que je prenais la direction de mon propre appartement tout proche du Trastevere. Lorsqu’il était devenu pape, Borgia avait pris des dispositions pour que je sois logée au palazzo Santa Maria in Portico avec sa maîtresse Giulia, sa fille Lucrèce (qu’il avait eue d’une précédente liaison, de laquelle étaient également nés César et deux autres fils), et leurs domestiques. Mais cette situation avait perduré quelques semaines seulement, jusqu’à ce que je parvienne à le convaincre du fait que si un pape pouvait exhiber sa fille et sa maîtresse comme bon lui semblait, la logique voulait que son empoisonneuse vive au contraire avec un minimum de discrétion. Je sais qu’il était d’accord avec moi, bien qu’il ne me l’ait jamais dit ouvertement, car il ne souleva aucune objection lorsque sur la suggestion de Luigi d’Amico j’emménageai dans cet immeuble récent, l’un des nombreux qu’il possédait en ville.
Pour la première fois de ma vie je vivais seule, une situation que je trouvais plutôt agréable. Une vieille femme venait faire le ménage, ainsi que la lessive. Pour le reste, j’appréciais les fréquentes visites à effectuer aux marchés qui, de par leur nombre et leur variété, constituent l’un des grands trésors de Rome. Me préparer à manger était à la fois plaisant et plus pratique, si l’on songe notamment que je devais me protéger des attaques contre ma personne avec le même zèle que pour la Famiglia Borgia. Lorsque comme moi on a une noire vocation, le chemin le plus sûr pour gravir les échelons est d’empoisonner un rival renommé. Il n’y a rien de tel pour asseoir rapidement votre réputation. J’étais bien placée pour le savoir, ayant moi-même emprunté cette voie l’année précédente. À n’en pas douter, eussent-elles osé, certaines personnes à Rome et au-delà m’auraient fait subir exactement le même sort.
Mais j’avais également une autre raison de vouloir être seule. Le cauchemar qui me hantait depuis toujours, me semblait-il, n’avait jamais perdu de son emprise avec le temps. À chaque fois je me réveillais étreinte par une peur indescriptible. Il n’était pas rare même que je crie et, l’espace de quelques instants après ce réveil brutal, sois complètement affolée. Je préférais qu’il n’y ait pas de témoin lorsque cela arrivait.
À proximité de mon immeuble je redoublai de prudence, toujours à l’affût de quelqu’un qui me guetterait. Mais ce n’était que les clercs à la mine soucieuse, domestiques en livrée, insolents apprentis, épouses de négociants à l’air impassible et téméraires voleurs que l’on avait coutume de voir, tout ce beau monde jouant des coudes pour se frayer un chemin dans la rue alors que nous étions dimanche, jour du Seigneur. Tout était donc parfaitement normal.
Comme nombre de bâtisses à Rome, la structure à deux étages et au toit de tuiles rouges qui était mon nouveau chez-moi présentait une façade presque nue, ponctuée seulement ici et là de
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