Francesca la Trahison des Borgia

frappera, il s’exposera à être capturé, voire tué. Il n’y a aucune raison pour que tu prennes un tel risque dans l’unique but de provoquer ce qui finira par arriver de toute façon.
    Ses paroles vinrent me rappeler que l’apothicaire, en plus d’être mon amie, était une femme intelligente et pleine de sagesse ; je ne pouvais simplement passer outre ses inquiétudes.
    — Tu oublies que César sous-estime Morozzi, expliquai-je. Tout porte à croire qu’il flairera le piège et prendra toutes les précautions possibles pour l’éviter, au lieu de tomber dedans.
    — Alors que s’il te croit morte il relâchera vraiment son attention, d’après toi ? demanda Sofia.
    — Cela fait presque un an qu’il veut me voir morte. Si on arrive à lui faire croire que c’est enfin le cas, il exultera. Il est même possible qu’il voie cela comme le signe que Dieu approuve son entreprise. Il se sentira alors suffisamment en sécurité pour attaquer le pape, et s’il plaît à Dieu, il tombera dans le piège de César. Mais plus important, moi je serai vivante, et en mesure de le frapper à son insu. Il ne me verra pas, jusqu’à ce qu’il soit trop tard.
    — Si tu te trompes…
    — Je ne me trompe pas. Et il n’y a pas d’autre solution.
    Je vis alors Sofia commencer à hésiter, à peser le pour et le contre. Je sus que j’avais remporté la bataille lorsqu’elle orienta ses objections vers autre chose.
    — La moindre erreur de calcul dans le dosage des ingrédients et jamais tu ne te réveilleras.
    — J’y ai déjà songé ; mais je suis sûre qu’en prenant toutes les précautions nécessaires, on peut y arriver.
    En dépit de mes moroses rêveries quelques jours plus tôt sur le pont enjambant le Tibre, je n’avais sincèrement pas envie de mourir. Pas maintenant. Mais César n’était pas le seul à se rendre coupable d’un excès de confiance. J’avais tellement foi en mes capacités, ainsi qu’en Sofia, son bon sens et son expérience, que j’étais persuadée de pouvoir éliminer quasiment tout risque.
    Inutile, toutefois, de nous étendre davantage sur l’étendue de ma stupidité. Pour ma défense, je dirai qu’en ce temps-là j’étais encore bien jeune.
    — Existe-t-il vraiment une substance capable d’accomplir un tel miracle ? fit observer Luigi. Il avait suivi avec attention l’échange entre Sofia et moi, sans pour autant mettre en doute mes conclusions — ce qui ne l’empêchait pas, à ce que je voyais, d’espérer ardemment que je lui réponde par la négative.
    — Il y a bien des potions qui arrêtent les battements du cœur, ainsi que la respiration, concéda Sofia. Mais comme je viens de le dire, les risques…
    — … ne devraient pas être exagérés, insistai-je, puisqu’il suffit que je sois vue morte et déclarée comme telle par des individus dignes de foi. Borgia tentera de dissimuler mon décès, bien entendu, pour sa propre protection. C’est là le seul vrai danger pour moi dans cette affaire. C’est triste à dire, mais il est tout à fait capable de me faire enterrer en secret dans une tombe sans nom. Il l’a déjà fait — avec mon père.
    C’était faire preuve d’un singulier manque de respect, et je ne lui avais jamais pardonné cela. Lorsque j’en aurais fini avec Morozzi, j’exigerais en signe de reconnaissance que Giovanni Giordano ait une sépulture décente.
    Je me tournai vers Luigi et lui dis :
    — Tu devras agir vite pour prendre possession de mon corps, et ensuite tenir bon face aux pressions qui ne manqueront pas d’arriver. Il te faudra brandir le testament te donnant toute latitude pour agir en mon nom, et insister pour que je sois enterrée selon mes souhaits.
    — Ce sera un plaisir pour moi de contrecarrer les souhaits de Sa Sainteté.
    Visiblement, le banquier ne lui avait pas pardonné la destruction de sa villa.
    — Dans ce cas, il ne nous reste plus qu’à déterminer le meilleur moment pour agir, repris-je, avant de croiser le regard de Sofia. Si Borgia se fait ravir sa place par Savonarole, il n’y aura plus aucun avenir pour nous autres qui croyons à l’avènement de la lumière et de la raison dans notre monde. Cela signera notre arrêt de mort et de celui de dizaines de milliers d’autres gens, peut-être davantage. Tout ce pourquoi nous avons œuvré sera détruit. Assurément, cela justifie de prendre tous les risques du monde pour empêcher cela ?
    Lorsque je la vis refouler ses